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colères ou dans les plaisirs incestueux de son lit, en train de jouer, de jurer, » alors il le culbutera de façon « que ses talons ruent vers le ciel et que son âme soit aussi damnée, aussi noire que l’enfer où elle ira. » Hamlet a les idées de vengeance d’autant plus féroces qu’il veut s’excuser à ses propres yeux de ne point agir. Moins réellement il est dangereux, plus il se monte la tête. Tout à l’heure encore, dans la scène des comédiens, qui l’empêchait de tomber sur le roi, alors que celui-ci, blêmissant, effaré, se levait de son siège et s’enfuyait trahissant son crime ? C’était là pourtant un moment à ne pas laisser échapper. Hamlet lui-même l’avait choisi, préparé ; « le spectacle est le piège où je veux prendre la conscience du roi ! » Les témoins sont en nombre, qu’il barre le passage au scélérat, l’attaque d’une voix terrible, le force à s’agenouiller muet de stupeur et l’égorge. Tout cela est bientôt dit ; mais il y a dans cette nature un point qu’on ne doit pas perdre de vue, et qui humainement la justifie. Marier ensemble la pensée et l’action, n’agir partout qu’en pleine sûreté, sauvegarder le droit, la justice, tâche pénible où l’on n’avance qu’à pas lents et quelquefois, comme Hamlet, en zigzags. Il n’y a que le penseur qui sache ce que c’est que la conscience ; celui qui agit passe outre, et vouloir ne faire que des actes irréprochables, c’est se condamner à ne jamais agir.

Il se peut, à tout prendre, que la scène des comédiens n’ait pas suffi pour convaincre Hamlet, pour éclairer sa religion. Ces troubles de physionomie, signes d’une mauvaise conscience, ne le satisfont pas ; l’idée qu’il se fait de la justice et du châtiment exige davantage. Il semblerait qu’Hamlet, ayant acquis ce point, devrait partir de là pour provoquer tout de suite un nouvel incident et se précipiter cette fois vers son but. Il n’en fait rien ; il se réjouit, se frotte les mains comme s’il avait partie gagnée. L’effet moral atteint lui tient lieu d’action ; il s’oublie dans le triomphe de sa psychologie. Lutte constante, implacable ! il voudrait sortir de la réflexion, il ne peut ; à chaque effort qu’il tente pour émerger de cet élément où son être s’absorbe et s’engloutit, il plonge plus avant. Concilier sa liberté d’action avec l’action serait son rêve, et c’est pourquoi l’heure que le destin lui marque n’est jamais celle qu’il choisît. On dirait qu’il ne s’y sent pas assez libre. De là sa raideur, sa façon dédaigneuse, évasive de traiter l’occasion. Ainsi, quand le roi priant à l’écart se montre à lui, quand il tient sa vengeance, qu’il n’a pour en finir qu’à étendre la main, une voix intérieure, la voix de son caprice, de sa mutinerie, il souffle ces mots : « pas maintenant ! une autre fois ! »

Ces doutes d’Hamlet, ces raffinemens de scrupules, lui viennent de son éducation, de sa philosophie, laquelle, il y a tout lieu de le