Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/425

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore s’il ne vaudrait pas mieux croire en dernière analyse que ce terrible Hamlet soit vraiment fou. Oui certes, Hamlet est fou. Il ne s’agit que de s’entendre : Hamlet est fou, fou comme tous ces hommes de génie qui n’ont jamais pu parvenir à se mettre dans la cervelle le rangement et la clarté méthodique des bonnes têtes, Victor Cousin familièrement disait des bonnes caboches ordinaires, fou comme ces natures profondes chez lesquelles certaines facultés particulières, certaines forces, ne se développent qu’aux dépens de l’harmonie générale. Il le sait, et n’y peut rien. « Qu’y faire ? s’écrie-t-il ; c’est à en perdre la raison ! » Mais la question médicale, pathologique, reste en dehors, le plus fort des aliénistes y perdrait sa science, attendu que de pareils fous en savent infiniment plus sur eux, sur l’être humain, la nature et le fond des choses que tous les docteurs qui les auscultent et les palpent.

Étudions à présent ce désordre mental entant que ressort dramatique, et nous reconnaîtrons que, bien loin d’entraver l’action, ce fait au contraire la favorise. Pour découvrir un crime indéchiffrable, pour exorciser à la pleine lumière du soleil l’assassin ténébreux de son père, Hamlet joue l’égarement, moyen assez extraordinaire, moins étrange pourtant, si l’on se reporte à une époque où la folie était de toutes les mascarades, où toutes les cours avaient leur fou. Ce masque qu’il a sous sa main ne convient pas seulement à la nature du personnage, il lui donne entière.liberté d’aller et de venir, de choisir son heure, de porter ses coups sur qui et quand bon lui semble ; — il le met à même, par mille traits détournés, mille sanglantes allusions, d’inquiéter, de troubler le tyran embastillé dans sa dissimulation, de le contraindre à faire des sorties, à bondir de rage, comme le taureau que la flèche du picador excite, aveugle, enfièvre. Hamlet dans la pièce a double rôle, il est à la fois le picador et la spada. Il secoue devant les yeux de la bête horrible les flammes écarlates du banderillo, en attendant qu’elle se livre enfin et découvre la place où l’épée du destin doit frapper. Qu’est-ce qui distingue un fou d’un homme raisonnable ? C’est d’abord que le fou parle d’une quantité de choses que l’autre doit rentrer en lui tantôt par politique, tantôt parce que le goût, les bienséances, lui conseillent de le faire. Le fou au contraire a droit à toute privauté, à toute licence. Si vous cachez un secret et qu’il le sache, il peut d’un mot, d’un geste, d’une grimace, vous mettre au supplice, vous harceler, sans qu’il vous soit donné d’imposer un terme à l’obsession, car le fou est irresponsable ; le heurter, le réduire au silence, autant vaudrait se dénoncer. D’ailleurs qui prouve que les traits qu’il décoche visent à la vraie placé ? N’importe, le coupable s’en inquiète, cet œil