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plaisanteries de Voltaire, les emphatiques ritournelles de Chateaubriand, que l’an passé nous citions à cette place[1]. Chez les critiques anglais, longtemps le désarroi fut le même ; Malone hésite, ne comprend pas le chef-d’œuvre, ne sait qu’en faire ; à ses yeux, la folie simulée d’Hamlet n’a point de but. Akenside entend que cette folie soit vraie et non feinte, et Tieck en Allemagne, reprenant le thème, y cherche une des nouveautés de sa critique. Johnson aussi condamne la folie comme un moyen dramatique insignifiant ; Hamlet, selon lui, n’agit pas, c’est un instrument, un jouet aux mains de l’aveugle hasard ; il ne sait préparer, prendre aucune mesure contre le roi ; si l’infâme périt, c’est par un accident où n’entre pour rien l’action du fils appelé à venger son père. Goethe paraît, et toutes ces critiques tombent : les railleries de Voltaire sur le manque de plan sont dissipées, les reproches de Johnson, de Malone, écartés ; mieux encore, ils se changent en éloges dès l’instant qu’on nous décrit le personnage, un homme qu’une responsabilité formidable fait sortir de l’équilibre de sa nature. « Je ne pense pas, dit Goethe, que jamais plus vaste plan ait été conçu. » Voyons ce plan, et pénétrons à fond dans le sujet.


I

Le roi de Danemark, un grand prince, est mort dans la force de l’âge. « C’était un homme, prenez cela dans toute l’acception du mot, un homme ! et jamais on ne reverra son pareil. » Il est mort d’accident, à ce qu’on raconte, d’une morsure de serpent. À cette nouvelle, Hamlet, son fils, revient de Wittenberg, et, deux mois après avoir assisté aux funérailles de son père, voit sa mère donner sa main à Claudius, son oncle, beau parleur et diplomate, très versé dans les choses de l’ambition, de plus voluptueux, joueur, vantard, n’ayant de la dignité royale que le masque, mais ce masque, le possédant à fond. « Un singe à côté d’un homme, à côté d’un Apollon un satyre ! » disons encore « une grenouille, un chat, un paon, » et nous n’épuiserons pas la nomenclature des épithètes dont son neveu Hamlet le gratifie, et qu’il mérite. Le feu roi adorait sa femme, et sa femme a tout oublié pour se jeter aux bras d’un de ces Hercules qui dans une reine fascinent la femme et la dominent, comme Bothwell domina Marie-Stuart. Gertrude étant ici, de même que dans la légende de Saxo Grammaticus, héritière du trône et reine dans son droit, Claudius, en l’épousant, reçoit la couronne, et le prince Hamlet, malgré ses titres, son âge (il a trente ans), est

  1. Voyez dans la Revue du 15 mai 1867 notre étude sur Roméo et Juliette.