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signifie ici tout simplement adynamie, nullité, comme réalisme signifie inintelligence et partant négation de l’idéal poétique. Oui certes, il se pouvait qu’il y eût quelque chose à faire ; depuis Lessing, Herder et Goethe, le culte avait eu ses extravagances. L’ancienne critique ne s’était-elle pas égarée ? Pourquoi le temps présent serait-il sans reproche ? Voyant trop souvent l’enflure dans le pathétique, la brutalité dans la force, l’altération du goût dans la moindre atteinte portée au goût de son époque, l’ancienne critique assurément battait parfois la campagne ; mais elle n’avait pas absolument tort lorsque dans le soleil de Shakspeare elle signalait des taches. Elle se trompait lorsqu’elle condamnait, rejetait en masse un génie qu’elle était incapable de mesurer dans sa grandeur, lorsqu’elle appelait ce génie un sauvage ; elle ne se trompait pas en lui souhaitant par moment plus de goût. Le sens du beau, de l’idéal, n’implique pas nécessairement le sens du goût. On peut être un immense artiste, le poète par excellence, et pécher très souvent contre le tact et la mesure. Souvenons-nous de Michel-Ange, de Beethoven, étroitement apparentés à Shakspeare. Quant à ces prétendues taches au soleil, je déclare qu’elles n’embarrassent en aucun point mon admiration. Je connais ces défauts de longue date, et j’en aborderai toujours le chapitre fort à mon aise, attendu que ces défauts n’appartiennent pas en propre à Shakspeare, et qu’ils sont de son temps et de son pays, dont tous les élémens, bons et mauvais, fermentent en lui. D’ailleurs avec Shakspeare on ne plaide pas la circonstance atténuante. J’aimerais au contraire à le voir attaquer, mais je voudrais qu’au moins l’attaque fût vigoureuse et telle qu’à la résistance, on connût le héros. Vaillant contre vaillant, à la bonne heure ; mais ces pygmées contre ce titan, quelle pitié ! Ce M. Rümelin n’était en somme qu’un réaliste assez fâcheux, parlant de ce qu’il ignore un dilettante qui baguenaude ; M. Gottschall, son second dans la mêlée, un autre pourfendeur de même espèce, paraît moins étranger à la question. A la manière dont il s’escrime, je ne jurerais point qu’il n’ait pas lu Shakspeare. En revanche, s’il a plus de méthode, il a aussi plus de comique. Celui-ci, c’est à n’y pas croire, voit dans hauteur d’Hamlet un concurrent qui le gêne. M. Gottschall n’aime point trouver ainsi Shakspeare sur son chemin. « Cette apothéose ridicule des hommes du passé nuit au présent, elle absorbe l’attention due à nos efforts, usurpe la recette ! C’est autant, de moins pour les vivans ! La lumière, en se concentrant de la sorte sur la tête d’un immortel, fait que le siècle reste dans l’ombre. » M. Gottschall défend à l’édilité d’obstruer de monumens importuns la voie publique, et se demande ce que Shakspeare lui-même eût dit, si les hommes de son temps