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dans les philosophes anciens, la morale ne se démontre pas seulement, elle se fait accepter ou repousser. Tous les théorèmes du monde ne valent pas souvent un geste, un regard, pour faire accomplir une bonne action, pour empêcher un crime. S’il suffit de comprendre des lois morales, pourquoi les moralistes se mettent-ils en peine d’être éloquens ? S’il suffit de les connaître, pourquoi les auteurs de maximes cherchent-ils tant de formes rapides et concises qui puissent les rappeler à l’esprit dans le besoin ? C’est qu’il ne s’agit pas ici de parler à la seule raison ; pour porter les hommes à la vertu, il faut quelque chose qui peut manquer même aux Sénèque et aux Marc-Aurèle, la force secrète qui soulève les montagnes. Tous les positivismes du monde échouent contre cette difficulté : ils ne savent où déchiffrer la loi du devoir, qui ne s’inscrit pas en effet dans le cerveau ; mais les sages ou les habiles font au moins quelque manœuvre pour se sauver de l’écueil. Buckle a trop souvent imité le navigateur fataliste qui sait que le courant l’entraîne à l’abîme et qui abandonne le gouvernail.

Nous avons annoncé l’intention d’exposer le système de Buckle sans le réfuter. Les courtes réflexions qui précèdent nous ont été arrachées par la sympathie même qu’inspire le talent de l’écrivain. Il aime la liberté avec passion, et, pour la mieux assurer, il enchaîne le libre arbitre. Il veut la liberté pour les vastes collections d’hommes qui s’appellent les nations, et il lui arrive parfois de la refuser aux individus. En cette matière, il ne ment pas à sa race ; il fait comme les calvinistes ses aïeux, et met les hommes hors de tutelle tout en les soumettant à un dogme implacable. Ce n’est plus la sombre prédestination, ce sont les lois fatales qui s’appesantissent sur l’humanité ; mais au fond, si les moyens sont mal choisis et si la voie est peu sûre, le but est à peu près le même, l’affranchissement progressif. À nous de faire le discernement entre le bienfait et le danger. Quelle que soit l’impression définitive qui reste de la lecture de ce livre qui soulève tant de problèmes, une pensée s’en dégage et plane sur l’ouvrage entier : c’est que les nations ont de plus en plus le sentiment de ce qui leur est nécessaire. Mouvement spontané, lois intellectuelles, autant de synonymes de liberté ! Tout ce qui se fait de mal peut être ramené à la résistance intempestive ou à la prétention de prendre les devans. Tout ce qui se fait de bien se réduit presque toujours à supprimer de mauvaises mesures. Quel parti reste-t-il, si ce n’est d’observer, de prêter l’oreille, de céder à temps et de suivre en tout le cours naturel des choses ?


Louis ETIENNE.