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sectaires, la plupart incrédules par désespoir et athées par haine des riches, s’appellent sécularistes ou adorateurs exclusifs de la vie actuelle et du siècle. Se soutenant obscurément depuis trente et quelques années, ils ont quatre ou cinq journaux, dont le plus ancien est le Reasoner, et qui tous représentent une école particulière dans le sécularisme. Telle a été la première clientèle du positivisme français en Angleterre. Tandis que la France connaissait à peine le nom d’Auguste Comte, plusieurs milliers d’ouvriers anglais lisaient des extraits de ses leçons dans les petites feuilles sécularistes. On devine bien que parmi ces adhérens, presque tous aux prises avec les difficultés de la vie pratique, le positivisme ne donnait lieu à aucune recherche originale, et qu’il y trouvait moins la qualité que le nombre des partisans ; mais la doctrine fit des recrues dans un ordre beaucoup plus élevé des esprits, et une école était toute prête pour recevoir un enseignement que l’esprit français semblait rejeter.

Aux approches de la première réforme parlementaire, un groupe d’hommes distingués se réunit, les uns jurisconsultes, les autres philosophes, pour travailler à introduire la démocratie dans le gouvernement anglais. Ces hommes se mirent derrière les whigs plutôt qu’à leur suite, et emboîtèrent le pas après eux, espérant bien profiter de la première trouée pour passer plus loin et se faire une large place. Les whigs les raillaient dans la Revue d’Edimbourg, comme eux-mêmes se moquaient de temps en temps des sécularistes dans la Revue de Westminster. La plume alerte et brillante de Macaulay s’égayait aux dépens de la pesanteur géométrique des chefs de cette école ; elle dessinait aussi avec un succès de rire les satiriques portraits de ses jeunes adeptes, hommes graves et sérieux avant l’âge, qui annonçaient l’intention de remplacer les dandies et les byroniens et de mettre l’économie politique à la place de la poésie. L’école se transforma peu à peu ; les jeunes gens devinrent des hommes mûrs, ils s’assirent au parlement et préparèrent de nouvelles réformes. Leur devise de gouvernement n’était pas fort différente de celle des whigs, qui consistait dans un mot, expediency, l’utilité actuelle, rien de plus, rien de moins que ce qui est aujourd’hui nécessaire. Cette règle, qui porte le cachet du whiggisme, est faite pour maintenir longtemps le pouvoir dans les mêmes mains. L’école dont nous nous occupons voulait la démocratie ; donnant au mot utilité toute son étendue, elle demandait que l’intérêt du plus grand nombre fût la mesure des lois et du gouvernement. Après un espace de plus de trente années, mêlée dans les rangs du libéralisme et de la démocratie, elle est encore de temps en temps désignée sous le nom d’utilitarianisme.

Il y a plus de vingt ans, au moment où cette école était au plus