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succès pour l’écrivain. Là est la partie la plus forte et la plus heureuse de son livre. Avec une richesse admirable de développemens, il montre que la civilisation anglaise s’est formée, s’est accrue sans le gouvernement et parfois contre le gouvernement, jamais à cause de lui. Une fois, sous Charles Ier, elle s’est déchaînée, parce que la royauté n’avait pas su entendre la voix du peuple, qui tout entier lui criait de céder. Une autre fois, sous George III, elle a temporisé, attendu ; elle a marché même en sens inverse du gouvernement, laissant à celui-ci la conduite d’une politique rétrograde, tandis qu’elle avançait elle-même avec le mouvement intellectuel. Généralement elle a eu le bonheur de ne rencontrer dans le gouvernement ni un ennemi ni un ami maladroit, de ne trouver dans les lois ni des obstacles ni des programmes. Pour donner l’idée du caractère de la civilisation anglaise, douée d’une force également élastique pour vaincre la réaction et pour repousser l’ingérence indiscrète du gouvernement, nous cédons la parole à l’auteur même. Voici son jugement sur le peuple anglais durant le temps de réaction auquel le nom de George III demeure attaché.


« Chez nous, l’amour de la liberté a été tempéré par un esprit de prudence qui en a modéré la violence sans en diminuer la force. Cet esprit a plus d’une fois appris à nos concitoyens à supporter un joug même pesant plutôt que de courir les risques d’une révolte contre leurs oppresseurs. Il leur a enseigné à retenir leurs bras, à ménager leurs forces jusqu’au moment où l’effet en est irrésistible. À cette efficace et précieuse habitude, nous avons dû le salut de l’Angleterre dans la dernière partie du XVIIIe siècle. Si le peuple s’était soulevé, il eût joué le tout pour le tout, et quel eût été le résultat de ce jeu désespéré ? Nul ne peut le dire. Heureusement pour lui et pour sa postérité, il aima mieux attendre l’occasion et voir le succès des événemens. Leurs descendans recueillent le fruit de leur noble conduite. Après un intervalle de quelques années, la crise politique se précipita vers une solution, et le peuple rentra dans la jouissance de ses droits. Tout suspendus qu’ils étaient, ces droits n’étaient pas détruits : l’esprit qui les avait conquis dans l’origine vivait encore… Aujourd’hui le rapide progrès des opinions démocratiques est un fait que nul n’oserait nier… Personne ne se risque à parler de brider le peuple, ou de résister à ses désirs unanimement exprimés. Tout au plus dit-on qu’il faut s’efforcer de lui faire connaître ses véritables intérêts, d’éclairer l’opinion publique ; mais tout le monde confesse qu’aussitôt l’opinion publique formée, il n’est pas possible d’y résister…. Ces leçons devraient profiter à nos gouvernails. Elles devraient même modérer leur présomption, et leur apprendre que leurs meilleures mesures sont purement des expédiens temporaires qu’une génération plus avancée et plus mûre devra rejeter. Plaise au ciel que de telles