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le voit, le caractère surnaturel du culte religieux. Oubliant, pour rester positiviste, les argumens, assez positifs pourtant, que lui oppose l’Évangile et les services qu’il a rendus à la civilisation, il éconduit doucement les religions avec les mêmes discours que les systèmes de morale. Les peuples changent la religion, elle ne change pas les peuples. Les Israélites ignorans adoraient quelquefois un veau d’or. Les israélites éclairés ne retombent plus dans les mêmes idolâtries. La civilisation est donc l’antécédent, la religion le conséquent. On reconnaît le procédé ; le philosophe n’a pas changé d’armes pour défendre sa forteresse.

Buckle passe à la littérature et lui dispute avec les mêmes raisonnemens l’influence qu’elle prétend exercer sur le progrès social. Qu’est-ce que la littérature, quand elle remplit son véritable rôle ? La forme que revêtent les connaissances d’un peuple, le moule dans lequel elles sont jetées. Les grands esprits y prennent la place que tiennent dans les croyances les prophètes et les apôtres ; ils sont les hiérophantes de l’intelligence. S’élèvent-ils au-dessus du niveau commun, leur utilité présente est diminuée ; montent-ils plus haut encore, elle est détruite. Il ne faut pas trop de distance entre les classes intellectuelles et les classes pratiques pour que les lumières des unes parviennent jusqu’aux autres. Ainsi les peuplades sauvages qui se sont ruées sur l’empire romain n’étaient pas les seuls barbares qui l’ont détruit : l’abîme qui existait entre les profonds systèmes des philosophes et l’invincible ignorance des multitudes devait ôter à la civilisation ancienne l’espoir de durer. Les anciens ont connu la démocratie politique ; ils n’ont connu à aucun degré la démocratie intellectuelle. Parmi les nations modernes, les Allemands sont ceux qui ressemblent le plus aux Grecs et aux Romains. La meilleure part, les élémens essentiels de la civilisation en Allemagne ont un caractère exclusif, restreint, ésotérique ; rien n’en descend dans les couches inférieures. Ce pays si littéraire prouve combien peu la littérature a d’influence sur le progrès social. Buckle dit ici à la littérature comme il disait à la religion : « Si le peuple au sein duquel vous vivez est éclairé, vous êtes un moyen, un instrument utile ; s’il ne l’est pas, vous êtes impuissante. Il faut savoir avant d’écrire ; la découverte doit précéder le livre, et vous n’êtes rien par vous-même, rien que le réservoir et le magasin des connaissances humaines. Le progrès social ne résulte pas de la multiplicité des livres qui fait votre prospérité, il résulte des lumières et des connaissances qui ont été déposées dans ces livres. Vous n’êtes pas une cause. vous êtes un effet. »

Reste l’influence des gouvernemens. Buckle la nie plus formellement qu’aucune autre. Il va de soi que l’on peut raisonner du