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répandaient l’injure avec le mensonge sur nos mœurs et notre caractère, flattaient les préjugés hostiles par un tribut d’inventions plates sur les hommes et d’attaques honteuses contre l’honneur des femmes, irritaient les Anglais par la peinture calomnieuse des vices français, faisaient croire aux honnêtes fils de John Bull que chacun d’eux était capable de battre dix des enfans de la Gaule, que ceux-ci étaient une race appauvrie, rachitique, qui buvait du clairet au lieu de brandy, et vivait de grenouilles, une race de mécréans qui pourtant allaient à la messe tous les dimanches, s’agenouillaient devant des idoles et adoraient le pape ! De notre côté, combien de Français apprenaient à leurs concitoyens que les Anglais étaient des barbares illettrés, sans goût, sans culture, des hommes bourrus, malheureux, vivant sous un détestable climat, des hommes malades d’une mélancolie si particulière et si invétérée que les médecins l’appelaient le spleen anglais, des hommes enfin qui, sous l’influence de ce mal cruel, se donnaient régulièrement la mort dans la mauvaise saison ! La statistique dit qu’il y a plus de suicides en été qu’en hiver ; mais le texte des plaisanteries était si bien trouvé ! On faisait du suicide un plaisir anglais, un besoin produit par les brouillards, par la pluie, par le vent, et on tenait pour certain qu’au mois de novembre, mois de brouillards, de pluie et de vent, les Anglais se pendaient et se brûlaient la cervelle par milliers. En rapprochant les nations, la vapeur les a forcées à se connaître et à s’estimer. Elle a été un lien de charité internationale ; elle vaut à elle seule autant que bien des leçons de moralistes pour apprendre à un peuple à aimer son prochain. Tout chemin de fer nouvellement tracé, tout bateau à vapeur traversant le détroit, sont des garanties de plus pour la longue paix qui depuis quarante ans a enchaîné les destinées et les intérêts des deux nations les plus civilisées du monde.

Il semble résulter des deux ordres de considérations qui précèdent que les fléaux de la persécution et de la guerre ont cédé à la connaissance du vrai plutôt qu’au désir du bien. Le progrès sur ces deux points a été obtenu non par la vertu, mais par l’intelligence. Quelle n’est donc pas l’erreur des historiens qui font dépendre la civilisation des peuples de leur religion, de leur littérature, de leur gouvernement ! Buckle est arrivé ici au centre de son système, au centre du positivisme dans l’histoire ; il lui faut défendre sa proposition principale ou succomber, il lui faut soutenir envers et contre tous que les connaissances scientifiques font le progrès social ou rendre les armes. Il se tourne vers les religions, et, pour leur ôter la prétention de diriger le progrès, leur adresse des raisonnemens qui reviennent à ceci, que la, religion est non pas une cause, mais un effet de la civilisation. Il supprime, on