Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/396

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une masse considérable d’hommes qui ne furent ni d’église ni soldats ; il y eut une ligne intermédiaire qui devint une large voie entre la théologie et la guerre, une carrière vaste qui renferme désormais la nation tout entière, dévouée aux arts de la paix, vivant de l’intelligence, représentant la civilisation moderne, répandant les bienfaits de l’éducation, enseignant ses législateurs, contrôlant, — elle en a du moins le devoir, — ses chefs et ses rois, établissant avant toute chose sur une base solide cette suprématie de l’opinion publique devant laquelle non-seulement les princes constitutionnels, mais encore les souverains absolus sont strictement responsables.

Quand les classes commerciales repoussent l’idée de la guerre, elles obéissent confusément à une loi intellectuelle. C’est le second fait qui explique la décadence de l’esprit guerrier : ce fait, qui est tout entier du domaine de l’intelligence, s’appelle l’économie politique. Sans doute il n’y a pas un marchand sur cent qui soit familier avec les principes de cette science ; pourtant ils obéissent à ces principes comme s’ils les connaissaient, comme s’ils les comprenaient. Ils se soumettent à l’esprit de leur temps, et cet esprit n’est autre que l’ensemble des connaissances humaines. L’économie politique en forme une part considérable, c’est la seule branche de l’art de gouverner les hommes qui ait été amenée à la rigueur d’une science. Or l’économie politique est une exhortation perpétuelle à la paix. Autrefois le commerce ne craignait que les guerres où il ne voyait pas son profit, souvent même il était guerrier, il embouchait le clairon derrière ses comptoirs ; la plupart des guerres anglaises, sinon toutes, étaient des guerres commerciales. Aujourd’hui il n’en veut aucune. C’est l’esprit d’Adam Smith qui le mène. Autrefois on croyait que plus une nation attirait d’or chez elle, plus elle était riche ; on se déchirait avec le fer pour avoir de l’or, on regardait l’or comme la richesse même. Aujourd’hui l’or n’est qu’un représentant de la richesse et un moyen de circulation. Les nations ne cherchent plus à le garder ; elles ne désirent plus s’appauvrir entre elles, elles se croient aussi solidaires que le sont un vendeur et un acheteur ; elles sont aussi peu portées à se faire la guerre que le marchand et son client à s’entretuer.

Parmi les bienfaits dont nous sommes redevables au progrès, il, convient de faire une bonne place à la facilité des communications. C’est le troisième fait intellectuel qui diminue les chances de guerre entre les nations civilisées. La vapeur a été plus puissante qu’aucun précepte moral pour restreindre l’amour de la guerre. D’où venaient le mépris et la haine qui éloignaient l’un de l’autre les deux peuples les plus civilisés de la terre ? Ils ne se voyaient pas, ils ne se connaissaient pas. Combien d’écrivains anglais