Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/387

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dessein. Ce qui est vrai du meurtre et du suicide, lesquels sembleraient dépendre du hasard ou de la volonté humaine, est également vrai des autres crimes. Or ce qui est vrai des crimes en la matière qui nous occupe ne peut pas ne point l’être des vertus. Qu’est-ce en effet que les actes de vertu ? L’ensemble des actions humaines, moins les actes criminels.

Au reste la statistique ne s’occupe pas seulement de crimes et de vertus. Un grand nombre de ses chiffres se rapportent à des faits qui peuvent être regardés comme indifférens : ici encore il est aisé de constater l’existence de lois permanentes. De ces faits qui ne sont ni des crimes ni des actes de vertu, les uns ont un retour régulier sans qu’on puisse dire encore pourquoi, les autres sont réguliers et l’on sait les causes de cette régularité. Dans ce dernier cas sont les mariages. Une expérience de cent années a prouvé qu’en Angleterre le nombre des mariages, au lieu de tenir à la manière de penser ou de sentir des parties intéressées, dépendait de la moyenne des salaires et des revenus. Parmi les faits indifférens dont la régularité n’est pas encore expliquée, il faut compter certains hasards que présente le service public de la poste aux lettres. C’est une des observations les plus curieuses que Buckle ait faites. Assurément rien n’est plus fortuit, plus dépendant de la simple chance, que l’oubli par lequel on omet d’écrire la suscription sur une lettre. Comment se fait-il que dans un nombre donné de lettres il y en ait tous les ans un nombre proportionnel qui ne porte pas d’adresse ? Ne paraît-il pas inadmissible que cette erreur très particulière de mémoire soit soumise à un ordre nécessaire et invariable ? Année par année, on peut pourtant prédire le nombre de personnes qui feront cette faute légère et, ce semble, tout accidentelle.

Observations étranges ! détails mesquins ! dira-t-on peut-être. Nous, qui ne partageons pas les convictions de Buckle, nous voulons, nous devons, en qualité de critique, ne rien mépriser, tout comprendre, afin de conserver le droit d’approuver ou de condamner. Buckle est Anglais, et un fait est toujours sûr d’être accueilli par lui, fût-il de la plus humble espèce. Il ne prétend pas avoir saisi, appréhendé au corps les lois de l’histoire dans les détails qui précèdent, mais il est persuadé qu’une ébauche de ces lois s’y laisse entrevoir. La constance des événemens s’y dessine ; c’est une fraction de l’ordre universel des actions humaines. Avant un siècle, tant de nos jours la recherche est active, il espère que nous posséderons toute la chaîne des observations nécessaires, et que dans cent ans il n’y aura pas un historien pour nier l’inflexible régularité du monde moral, comme il n’y a pas aujourd’hui un physicien qui nie la régularité du monde matériel.