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une espèce de conquête soudaine et violente de l’attention publique, soudaine par cette rare surprise d’un homme jeune et obscur qui, du jour au lendemain, se plaçait au nombre des esprits les plus puissans des trois royaumes, violente grâce au ton provoquant d’un grand nombre de ses pages. M. de Tocqueville, qui ne le connaissait d’ailleurs que par la Revue d’Edimbourg, a pu parler de lui comme d’un inconnu qui passe à l’état de lion de première taille[1] ; mais son succès fut surtout un succès de discussion. L’Angleterre, l’Ecosse, l’Irlande, argumentèrent contre Buckle dans tous les organes de la publicité. On eût dit que le temps des Luther et des Knox était revenu : pas un journal, pas un recueil qui ne mît en avant trois ou quatre thèses contre le nouveau docteur en positivisme. Il y eut des tournois de syllogismes, des passes d’armes de dialectique, dont le public, insatiable de raisonnemens, semblait ne pouvoir se fatiguer. Il faut bien penser que les témoins convoqués à cette fête de l’argumentation savaient de quoi il s’agissait ; mais tous avaient-ils lu Buckle lui-même ? Entre autres résultats de cette escrime, ce n’était pas le moins remarquable, à notre avis, que l’on pût savoir à quoi s’en tenir sur les opinions de l’auteur sans connaître l’auteur lui-même.

Nous nous proposons, autant que possible, de le faire connaître sans le discuter. Tout a été dit contre lui ; son positivisme a été examiné, redressé ou battu en brèche. D’ailleurs l’exposition pure de ses idées se réfute elle-même en ce qu’elle présente d’excessif. Il reste tout simplement à l’analyser : nous espérons y réussir, bien que la difficulté ait, selon toute apparence, éloigné plus d’un critique de cette tentative. Un motif de plus nous y engage. Buckle n’est pas chez nous aussi connu qu’il mérite de l’être, et ce n’est point par de nouveaux frais de critique ni par un supplément de ratiocination que nous pouvons rendre service à sa mémoire et à nos lecteurs. Faisons donc ce qui seul reste à faire, ce par quoi peut-être on aurait dû commencer : contentons-nous d’exposer les doctrines mêmes de Buckle. Après avoir débrouillé par des analyses successives la chaîne quelquefois un peu mêlée de son système, après en avoir indiqué quelques applications dans l’histoire d’Angleterre, nous tâcherons de le ranger à sa place entre les deux systèmes parallèles de la philosophie positive française ou anglaise.


I

La philosophie positive de l’histoire, c’est l’histoire devenue une science exacte, construite sur des faits observés, analysés,

  1. Correspondance, t. II, p. 438.