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Mais à les voir noter patiemment, analyser et remuer en tout sens la marche des événemens passés pour en induire les événemens futurs, on ne peut s’empêcher de penser à ces autres philosophes qui, autour d’une table verte, laissent les joueurs ordinaires se livrer aveuglément à la fortune, et piquent des cartes avec une épingle jusqu’à ce qu’ils aient pris leur temps et saisi une combinaison qui ne peut manquer de faire sauter la banque.

L’Angleterre faisait à peu près exception dans l’entraînement général. Elle tient en faible estime les théories ; peut-être aussi deux siècles de paix sociale et de progrès régulier ne provoquaient pas chez elle ces curiosités de l’avenir. Voici que dans ce pays, à Londres même, pour ainsi dire dans la Cité, une philosophie de l’histoire est apparue il y a quelques années, bien plus, une théorie complète des lois de l’histoire. L’ouvrage sur lequel une nouvelle édition nous permet d’appeler l’attention du public a pour titre : Histoire de la civilisation en Angleterre, mais ce titre indique le livre que l’auteur voulait écrire, non celui qu’il a écrit. Comme plus d’un historien philosophe, il n’a bâti que le vestibule de son temple. C’est une introduction où il expose les lois suivant lesquelles se développe l’histoire de l’humanité, introduction de quinze cents pages compactes, travail gigantesque, véritable monument de l’époque cyclopéenne, dirions-nous, si le talent et le soin qui brillent souvent dans les détails ne diminuaient la justesse de cette comparaison. L’auteur appartient à la philosophie positive ; mais ce n’est pas là ce qui était nouveau : cette philosophie, en Angleterre, est chez elle, at home, pourvu qu’elle fasse quelques concessions aux croyances communes. Le nouveau, le surprenant, c’était que dans le pays de Bacon un projet de synthèse historique osât se montrer si hardiment.

Henry Buckle, auteur de l’Histoire de la civilisation en Angleterre, mort le 29 mai 1862, à l’âge de trente-neuf ans, était fils d’un négociant de la Cité de Londres. Il n’était ni le premier historien ni le premier philosophe que cette ruche infatigable de banquiers et de marchands eût donné aux lettres en même temps qu’au radicalisme et à la philosophie positive. Tout ce que nous savons de lui, c’est qu’à l’exception de son livre il ne s’était fait connaître que par un article de revue sur la liberté et par une conférence sur le rôle des femmes dans la civilisation, qu’il séjourna quelque temps en Écosse, et qu’il en rapporta deux choses, l’admiration du génie écossais, ce qui n’est pas commun parmi les Anglais de la vieille roche, et la haine profonde de l’église écossaise, qui, pour un bon citoyen de Londres, est synonyme de bigoterie et de superstition. Son livre, publié en deux parties successives de 1858 à 1861, fut