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de ne pouvoir le terminer, et prit des mesures avec le plus jeune de ses confrères pour que, s’il venait à mourir, l’ouvrage fût achevé et publié dans l’esprit qui avait présidé à sa rédaction. Le discours parut au commencement de 1863. Ce fut pour M. Le Clerc un moment de vive satisfaction. Il eut même encore le temps de revoir ce grand ouvrage et d’en faire une édition séparée, hors de la collection de l’Académie[1]. Le travail de cette révision le fatigua beaucoup ; il n’y survécut que deux mois. Le vendredi, 27 octobre 1865, il assista pour la dernière fois à la commission de l’Histoire littéraire, il lut sa notice sur Guillaume de Nangis. Quelques jours-après, il fut frappé chez son libraire d’un coup subit dont l’extrême gravité ne tarda pas à être reconnue. Il garda néanmoins presque toute sa conscience, exprima le désir que M. Hauréau lui succédât dans la commission de l’Histoire littéraire, comme membre et comme éditeur, et fit prier M. le ministre de l’instruction publique de venir recevoir de lui quelques indications et quelques papiers qu’il jugeait utiles pour le bien de l’enseignement public. Il expira le 12 novembre 1865, âgé de soixante-seize ans.

L’amitié et la reconnaissance dictèrent ses dernières volontés. Il légua toute sa fortune à l’associé et au continuateur de celui à qui il devait son éducation. La suite montra combien il avait bien placé ses sympathies. M. Hallays-Dabot fit don à la bibliothèque de la Sorbonne de la bibliothèque de son savant ami. Grâce aux sages mesures prises par M. Léon Renier, bibliothécaire de l’Université, cette précieuse collection aura son catalogue distinct et restera ainsi un trésor pour l’histoire littéraire. Par une décision de M. le ministre de l’instruction publique, l’appartement de l’illustre doyen a été rattaché au local de la même bibliothèque, sous le nom de Salles Victor Le Clerc. Son image, déjà placée au milieu des jeunes gens laborieux qui fréquentent ce lieu d’étude, présidera à leurs travaux et sera pour eux un encouragement à bien faire. Qu’ils ne# s’attendent pas toutefois aux récompenses de cette vie heureuse et honorée. L’âge d’or des bons esprits est passé ; notre siècle dur et borné n’accueille guère que ceux qui l’amusent, le flattent ou le trompent. L’obligation ou l’état se trouvera de plus en plus de n’appeler à ses fonctions que des hommes contre lesquels personne n’ait d’objection, c’est-à-dire des hommes médiocres, changera tout à fait la situation de ceux qui se vouent aux travaux de l’esprit avec l’amour pur de la vérité. Il est vrai que, quand on a cet amour, on se console facilement de n’avoir pas d’autre récompense.


ERNEST RENAN.

  1. Deux volumes grand in-8o, chez Lévy frères.