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que commence vraiment la littérature propre de notre pays ? Quand l’esprit gaulois prend-il le dessus sur la lourde couche germanique qui l’écrasait et le rendait grave malgré lui ? Entendue de la sorte, la littérature française commence avec la première chanson narquoise, avec le premier fabliau grivois. Alors la chanson de geste devient un genre ennuyeux ; elle se sauve quelque temps par l’ironie : on continue de chanter Charlemagne, mais pour violer sa majesté, pour la tourner en dérision ; puis on passe à des genres de littérature mieux appropriés au vrai goût national. — M. Le Clerc ne reconnut peut-être point non plus suffisamment l’étendue de ce que nos poètes empruntèrent. L’originalité bretonne des romans du cycle d’Arthur ne se montra jamais à lui ; il ne vit pas qu’avec ces nouveaux sujets un genre nouveau d’imagination et de sentiment s’introduit dans notre littérature. Ce sont là des omissions d’importance secondaire. Les parties positives de la thèse de M. Victor Le Clerc sont toutes vraies. Avant de posséder des littératures nationales, l’Europe latine eut une littérature commune, un art commun que tous adoptèrent ; cette littérature, cet art, où l’initiative germanique avait une très grande part, naquirent sur le sol français ; cela est hors de doute, et c’est là ce qui permet de dire qu’avant la renaissance italienne du XIVe et du XVe siècle il y eut au XIIe siècle une vraie renaissance française, éminemment créatrice, originale, dont le règne de Philippe-Auguste peut être considéré comme le point culminant, et par laquelle nous avons été une fois les maîtres de l’Italie. Hélas ! bientôt les choses devaient changer de face. Avec des poèmes tels que Baudouin de Sébourg, nous touchions à l’Arioste ; il ne fallait pour arriver au but qu’un peu de travail, quelques exigences délicates de la part du public, du sérieux de la part des trouvères. Nous manquâmes le but après l’avoir presque atteint ; l’histoire de notre première littérature fut l’histoire d’un triste avortement. Voilà ce que produisirent l’inquisition, la bigoterie, une dynastie médiocrement douée, l’esprit borné d’une noblesse sans distinction ni goût du beau, de funestes guerres mettant en question l’existence même de la nation.

Tel est l’ensemble de ce que M. Victor Le Clerc fit pour l’histoire littéraire, et encore nous omettons d’importans travaux, ses notices sur Daunou et sur Fauriel, ses devoirs « d’éditeur, » impliquant la distribution du travail, la coordination et la révision des manuscrits de ses confrères, auxquels il faisait toujours d’importantes additions, la correction des épreuves, la rédaction des préfaces, des index et de ces belles tables bibliographiques dont les bénédictins nous ont donné le modèle, la réimpression du tome XI de l’ancienne collection, lequel était devenu introuvable