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âge une littérature. Oui, ces noms tant vantés de Chaucer, de Wolfram d’Eschenbach, sont des noms de « translateurs, » de gens qui passèrent leur vie à exploiter les inventions de nos poètes. Cette poésie chevaleresque et romantique du moyen âge qui enchantait Walter Scott vient toute du français. Cette charmante littérature italienne elle-même, ces œuvres exquises de Pétrarque, de Boccace, de l’Arioste, sortent directement de notre poésie provençale, de nos chansons de geste ou d’aventures, de nos lais, de nos fabliaux. La mise en œuvre fut d’ordinaire supérieure aux originaux, M. Le Clerc ne le nia jamais, il le montra même admirablement : une des meilleures pages qu’il ait écrites est celle où il explique, par une étude ingénieuse des autographes de Pétrarque, les raisons qui privèrent nos vieux poètes de toute science délicate en fait de style ; mais l’invention ou plutôt l’art de frapper les sujets, de les rendre populaires, de les faire accepter, ne saurait leur être refusé, lis ont fourni la matière poétique à l’Europe entière jusqu’à Shakspeare, jusqu’à Cervantes, jusqu’au Tasse ; ils n’ont été réellement détrônés que par le goût du temps de Louis XIV. Toute l’analyse de la littérature italienne du XIVe siècle que fit à ce sujet M. Le Clerc est un chef-d’œuvre. Les rapports de Pétrarque et de Boccace avec la France et en particulier avec Paris, la façon dont ces habiles écrivains bénéficièrent d’un passé littéraire glorieux que la France ne soutenait plus, sont exposés dans la perfection.

M. Le Clerc ne porta-t-il pas cependant quelque exagération en sa thèse ? N’accorda-t-il pas à la France des dons de création qui ne semblent pas lui appartenir ? Ne tomba-t-il pas quelquefois dans un défaut trop habituel à ceux qui écrivent l’histoire littéraire, l’amour-propre national ? Fit-il assez grande la part de la Provence, alors bien peu française ? Mit-il assez haut les dons du génie, qui change en or tout ce qu’il touche ? Ne prit-il pas quelquefois à l’égard des littératures étrangères, en particulier de la littérature italienne, un ton de rivalité dont la vraie critique doit être exempte ? Cela peut être. Et d’abord, il ne vit pas que nos grandes épopées du moyen âge étaient germaniques de génie, que jamais la Gaule pure ni la Gaule transformée par Rome n’eussent produit de tels chants ; il n’essaya pas d’analyser le composé ternaire qu’on appelle « France, » pour voir duquel de ses trois composans sortaient ces œuvres admirables. — Sans doute, toute production originale du moyen âge, art gothique, scolastique, chanson de geste, naît en France ; mais qu’était cette France où naissaient de si beaux fruits ? Un pays dominé par la grande féodalité germanique. Le don particulier du sol français est justement que toutes les plantes, même exotiques, y prospèrent mieux que dans leur sol natal. Quand est-ce