Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/346

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

espèces depuis le début des temps historiques. Il faut bien le dire, l’ensemble des faits géologiques et paléontologiques est désormais inséparable de toute discussion relative à la nature et à l’origine des espèces. Y a-t-il donc lieu d’être surpris si, frappés de l’insuffisance des théories qui fixent à chacune d’elles des limites infranchissables, certains esprits ont cherché la solution du problème dans une théorie opposée. D’après ce second système, auquel le livre de M. Darwin a donné un très grand retentissement, au lieu de négliger les données géologiques, on s’appuie sur elles, et on en tire une foule d’argumens en faveur de la production des espèces par voie de modification et de dédoublement. M. Darwin, poussant l’application d’un principe juste par lui-même à ses dernières conséquences, a voulu tout expliquer par l’élection naturelle (a natural sélection) et la concurrence vitale, deux forces dont l’une produirait toutes les variations et les développerait en les fixant par l’hérédité, et l’autre donnerait à ces variations une fois fixées une impulsion capable de faire triompher les formes les plus parfaites de celles qui leur sont inférieures. Dans un problème aussi immense, c’est, à ce qu’il nous semble, s’attacher à une solution trop simple et probablement incomplète. On dirait qu’on a soulevé un coin du voile, et qu’on se persuade avoir tout vu. La durée énorme des temps écoulés et la multiplicité des êtres successivement apparus entraînent la complexité des circonstances et des phénomènes intervenus. Comment dès lors, au début d’une carrière encore obscure, lorsque l’analyse n’a pu qu’effleurer superficiellement tant de questions diverses, lorsque les effets les plus intenses de tant d’agens physiques, chimiques et météorologiques demeurent inconnus ou mystérieux, comment concevoir une synthèse du monde organique qui nous dévoile le secret de son origine et de ses combinaisons ? Il faut bien s’y résigner, remettons à l’avenir le soin de gravir peu à peu, par mille sentiers perdus, cette vaste montagne qui porte à son sommet le mystère de notre genèse. A mesure que nous en franchirons les pentes, nous verrons s’étendre des horizons partiels, jusqu’au moment où l’humanité, debout enfin sur la plus haute cime, verra se rejoindre de toutes parts ces points de vue isolés pour composer devant elle une immense et dernière perspective. Pour le moment, la seule voie, dans la recherche de ce qu’est l’espèce, doit consister à s’enquérir surtout de ce qu’elle a été à côté de ce qu’elle est, c’est-à-dire à la définir également dans sa nature actuelle et dans sa marche à travers les siècles, sans songer à formuler encore les conséquences dernières de ces études, déjà si pleines d’attrait par elles-mêmes.


GASTON DE SAPORTA.