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et chante à l’allemande. Rien dans la voix qu’un certain aplomb professionnel, point de goût, d’élégance, nulle séduction ; tort inexplicable chez un Allemand et chez un artiste de sa valeur, on dirait qu’il n’a pas une minute réfléchi à ce qu’il joue et chante. Ainsi barbu, grivois, balourd, compère et compagnon avec son valet, ce don Juan tourne à la mascarade ; vous le prendriez pour un capucin en fredaine. Le duo avec Zerline passe inaperçu malgré les mille gentillesses de Mlle Patti, qu’on applaudira tout à l’heure en la retrouvant toute seule dans son air. C’est du reste un de ses meilleurs rôles que Zerline, elle en caresse avec un art divin les tours et les contours, elle y défie Mme Miolan de toute la vibrante et chaleureuse jeunesse de sa voix, de toute la sveltesse de sa coquette personne. Si Mlle Patti voulait, daignait, une bonne fois, ne point s’abstraire des ensembles, prendre dans le finale, le septuor, la part d’action qui lui échoit, au lieu de s’amuser à regarder dans la salle, l’idéal de ce charmant rôle ne serait plus à chercher. Mlle Krauss venge à elle seule l’Allemagne, dont son compatriote, M. Steller, a cette fois abandonné la cause, et fait une dona Anna des plus remarquables. À la bonne heure au moins, en voici une qui comprend. Depuis la Frezzolini, rien de pareil comme accent dramatique, intensive figuration du personnage de Mozart. C’est senti, mieux senti que rendu, car la voix trop souvent trahit l’âme ; mais ni la bonne volonté ni la conviction ne font défaut. Quelle flamme dans le grand récit, quelle force tragique de progression depuis l’instant où dona Anna croit reconnaître, flaire le meurtrier, le malfaiteur, jusqu’à la sublime explosion de haine et de vengeance !

Mlle Krauss est une artiste. On a parlé d’elle pour l’Opéra, et si la voix pouvait suffire, assurément on ne saurait mieux faire que de l’engager. Je l’ai vue à Vienne dans la Valentine des Huguenots, l’Églantine d’Euryanthe, l’Ortrude de Lohengrin, qu’elle enlève d’inspiration. Elle est inégale, incomplète, elle a ses défaillances. ; mais enfin, je le répète, c’est une artiste, une femme de répertoire, et voyons-nous que les sujets de ce genre abondent tellement sur la place, voyons-nous seulement qu’on fasse tout ce qu’on doit pour les encourager et se les attacher quand on les a sous la main, jeunes, intelligens, pleins de bon vouloir, d’ardeur et d’avenir ? Ce qu’il y a de plus négligé à l’Opéra, c’est malheureusement le répertoire. On en peut dire ce que Sieyès disait jadis du tiers-état. Qu’est-ce que le répertoire ? Rien. Que doit-il être ? Tout. Ces lourdes machines qu’on perd son temps à monter, avant d’assommer leur monde, ont pour premier inconvénient de faire que pendant neuf mois de l’année l’administration cesse d’avoir en vue tout autre intérêt. On stéréotype Guillaume Tell sur l’affiche ; de cette bonne pâte de chef-d’œuvre on gave jusqu’à l’indigestion le public, qui se laisse faire, et pour le reste il s’en arrangera comme il pourra avec M. Morère dans Robert le Diable ou l’Africaine, avec M. Warot et M. Devoyod dans la Muette, avec