Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/265

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

première fois sous le bill de M. Gladstone, patroné par M. Bright. Il était réservé à M. Disraeli de l’amadouer par des avances et des caresses. Il choisit un principe simple, donné par les traditions anglaises, le principe du suffrage établi sur le domicile, le household suffrage, et eut l’air d’abandonner à la chambre le soin de faire les détails de la loi. Le bill de réforme deviendrait ainsi l’œuvre de la chambre des communes. Dans cette vaste et longue délibération, M. Disraeli développa une ampleur imprévue de moyens, l’esprit de transaction et la fermeté persévérante, le labeur assidu et la bonne humeur continuelle. Il se montra le great commoner de ce temps, comme on appelait autrefois les grands hommes d’état qui eurent le don de conduire et de personnifier en eux l’assemblée populaire. Il fut maître d’une situation incomparable ; même avant la démission du noble comte de Derby, il était premier ministre.

L’avènement de M. Disraeli au premier ministère n’est donc point une surprise, c’est l’effet de son mérite et la récompense que lui décerne loyalement la libre opinion de son juste pays. Nous ne tirons point vanité d’avoir pris un vif intérêt dès nos plus jeunes années à cette hardie et séduisante destinée littéraire et politique, d’avoir plus qu’un autre contribué à la faire connaître à la France et à l’Europe éclairée, d’avoir été en quelque sorte, en prédisant sa réussite finale, l’organe de cette opinion étrangère que Mme de Staël appelait la postérité contemporaine ; mais nous sommes reconnaissans de la consolation que la fortune propice nous apporte. Tandis que nous avons la douleur de voir encore en France une nuée d’oiseaux de nuit s’abattre avec acharnement et pousser leurs cris glapissans contre la profession littéraire à propos de cette loi sur la presse, nous avons aussi l’orgueilleuse joie de voir un écrivain s’élever à la première place de l’Europe. « Je n’ai pas d’autre écusson que la littérature, » disait fièrement M. Disraeli. Il répétait encore : « Je suis un gentilhomme de la presse, » a gentleman of the press. Le gentilhomme de la presse est le premier ministre de la Grande-Bretagne, et quel a été au dernier moment son introducteur courtois ? Lord Derby, le vingt-quatrième lord Derby, sorti de race saxonne croisée de race normande depuis la conquête ! Mais lord Derby ne porte point seulement dans son sang les plus nobles traditions de l’âge féodal, il n’est point seulement le possesseur héréditaire de nombreux et vastes domaines, il n’a point été seulement à la tête des grands jeux de la gymnastique anglaise, il n’a pas été seulement un des plus vaillans et des plus fiers orateurs de son époque, celui que lord Lytton appelait « le prince Rupert des discussions, » il n’a point été seulement chef de parti et premier ministre ; il a été un scholar éminent, l’anglais qu’il parle et qu’il écrit est l’anglais de race le plus pur, et il y a très peu d’années, entre deux ministères, il faisait revivre Homère dans la langue de Shakspeare. Nous ne savons point si le vingt-quatrième comte de Derby daignera accepter le duché qu’on lui offre en respectueux hommage, mais tout