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qu’il avait formé avec tant d’industrie et de bonheur ; à travers cela, le gouvernement des whigs avec l’énergique figure patricienne de lord Grey et la première réforme parlementaire, avec la bonne grâce de lord Melbourne, avec l’inflexible fidélité aux doctrines et à la tradition historique du whiggisme, qui ont animé la longue, laborieuse et droite carrière de lord Russell, avec le libéralisme conciliant et temporisateur de lord Palmerston, qui par sa juvénile et riante vieillesse a égayé l’Angleterre pendant plusieurs années, enfin avec le comte de Derby, dont la maladie a dompté la riche et forte nature, et qui vient de terminer sa vie publique. A voir les ministères de cette série de premiers lords de la trésorerie, ne dirait-on pas des règnes ?

Tel est le poste auquel M. Disraeli arrive en ce moment. Il y a vraiment dans le spectacle de ce triomphe quelque chose qui dilate le cœur. Il est donc possible que dans la société la plus aristocratique, où est professé avec le plus de conviction le respect poétique des vieilles généalogies, la première place peut être donnée à celui qui, le premier de son nom, l’a, du sincère et généreux aveu de tous, méritée. M. Disraeli, tout le monde le reconnaît en Angleterre, a lui seul gagné sa place. Il n’y a dans cette fortune ni faveur de cour, ni alliance patricienne, ni fanatisme de parti, ni popularité démagogique ; il n’y a que la supériorité de l’homme et l’évidence de la justice. M. Disraeli avait tout en quelque sorte contre lui quand, avant l’âge de vingt ans, il abordait le monde en écrivant dans Vivian Grey le roman, de sa vie, qu’il a maintenant conduite au dénoûment le plus glorieux. Entre Vivian Grey et le jour où la reine lui a confié la composition du cabinet, quelles aventures ! Animé par une inspiration toujours poétique et une énergie de volonté qui ne redoutait point la bizarrerie, M. Disraeli passa plusieurs années à écrire de charmantes compositions romanesques, imprégnées le plus souvent de paradoxes politiques, et s’amusa comme un Alcibiade à couper de mille façons la queue de ses chiens. Il alla même à cette époque jusqu’à tenter la composition d’un poème épique, the revolutionary Epick, dont il imprimait encore les fragmens il y a quatre ans en le dédiant à lord Stanley, à qui l’unit une sympathie affectueuse. L’obstacle le plus redoutable que M. Disraeli pût rencontrer dans la société anglaise et justement dans le parti tory, qui avait ses inclinations politiques, était dans l’origine hébraïque, qui est parlante dans son nom. Il ne s’effaroucha point et attaqua franchement le taureau par les cornes. Il écrivit Alroy, roman poétique en l’honneur de l’un de ces Hébreux du moyen âge qui tentèrent de reprendre Jérusalem par les armes, et plus tard, dans le récit entraînant et étincelant de Coningsby, il incarna en Sidonia le grand et mystérieux Juif cosmopolite, l’oracle philosophique de son œuvre. Entré à la chambre des communes en 1837, on sait qu’il fut interrompu dans son premier discours, et que celui que la chambre reconnaît