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d’étonnement et de terreur. Les derniers historiens de la décadence romaine ne nous montrent-ils pas que c’est ainsi que s’est défait ce grand empire dont la chute, vue à distance, nous avait paru longtemps un cataclysme soudain[1] ? Mais cette tristesse atteint à son plus haut point dans la dernière visite que M. Michelet fait à la montagne pour y saluer les arbres des cimes, le beau mélèze, et cet héroïque arolle qui perce le granit et brave le glacier. Là encore il rencontre la décadence. Ces guerriers de la montagne, dont la croissance demande des siècles et que par conséquent on ne peut refaire, sont en train de disparaître sous la hache stupide de l’homme. Devant ce spectacle, M. Michelet fait un sombre retour sur notre humanité, et, passant en revue tout ce qui a disparu d’héroïque et de grand dans le monde depuis moins d’un siècle, il se demande si les jours ne sont pas proches où cette triste parole qu’il avait rencontrée dans la géographie botanique de Candolle, où elle ne s’appliquait qu’aux plantes, trouvera son application dans l’humanité : la vulgarité prévaudra ! Dussé-je accroître la tristesse de M. Michelet, je suis obligé de lui avouer que cette parole, pour tout observateur impartial, n’exprime plus une possibilité, qu’elle exprime la plus inexorable des certitudes. Oui, la vulgarité prévaudra ; pourquoi s’en étonner et s’en affliger ? Si ce n’est pas là ce qu’ils ont voulu, nous déclarons ne pas comprendre ce que beaucoup cherchent depuis longtemps déjà. Si nous ne pouvons pas faire de cette certitude notre espérance, il est parfaitement vain d’en faire notre regret. Est-ce un bien ? Alors qu’importe que la parure du monde moral, comme celle du monde physique, soit moins belle qu’autrefois, ou même qu’elle soit laide ? Est-ce un mal ? Alors il est trop tard pour beaucoup d’entre nos contemporains d’y réfléchir, et l’implacable fatalité nous répond, comme lady Macbeth à son mari après que le vieux roi Duncan a été surpris dans son sommeil et égorgé : « Ce qui est fait ne peut être défait. » S’il est des hommes qu’une pareille extrémité effraie, — à juste titre peut-être, — qu’ils se contentent de n’y aider ni par paroles, ni par actions, afin de s’épargner le remords d’avoir à répéter, un jour le mot d’Énée sur les scènes qui accompagnèrent le destin d’Ilion ; mais, s’ils y ont aidé ou s’ils y aident eux-mêmes, qu’ils ne s’étonnent ni ne se lamentent lorsque l’inexorable logique donner à d’autres résultats que ceux qu’ils avaient désirés. Vous vouliez, je le sais bien, que tous les arbres fussent des arolles ; la nature, se prononçant de jour en jour d’une voix plus haute et plus claire, vous répond que toutes les plantes seront des fougères et des graminées. Or vous savez l’aphorisme latin si remarquable de Linné sur ces dernières plantes : il confirme cette parole qui vous remplit de mélancolie, la vulgarité prévaudra. Prenez-en donc votre parti, et engrangez joyeusement les fourrages que vous avez semés.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez dans la Revue les beaux récits de M. Amédée Thierry.