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une position honorable : A Dio sulet onor ed gloria. Plus loin, sur une belle maison ornée de fleurs (qui même avait un semblant de jardin), je lus en allemand cette touchante inscription : « celui qui a trouvé secours dans la mauvaise fortune se rappelle la tempête au beau temps. » Un hôtel vous reçoit dans le noble village, mieux que somptueux, excellent. Beau linge et bon souper, si bon que des Anglais, amis du comfortable, y restent, oublient le pays ! Signe singulier, rare de l’honnêteté de la maison, j’y trouvai du café, café non mêlé, véritable. Jamais, en trente ans de voyages, je n’ai trouvé cela que deux fois, la première aux Pyrénées, près de Gavarnie, et la seconde à Samaden, dans l’hôtel de la Bernina. » La vie innocente de ce pays est marquée par l’art qui lui était familier autrefois, art qui témoigne et de beaucoup de bonhomie et d’un certain amour du bien-être : les Engadinois étaient sculpteurs en sucre et en pâtes sucrées. C’étaient eux qui faisaient les solides plats montés qu’on dressait aux festins des villes d’Italie. S’il faut en croire M. Michelet, ce n’était pas un art médiocre. « Rien de plus compliqué que les arts de la pâte, s’écrie-t-il, rien qui se règle moins, s’apprenne moins ; il faut être né. Il y faut un tact étonnant, une main sûre, qui n’hésite pas trop, mais qui s’arrête à temps et dans une mesure excellente ; un rien de plus, de moins, tout est perdu. La montre de l’Allemand retarde et celle de l’Italien avance ; ils sont en-deçà, au-delà. Nos Gaulois d’Engadine eurent tout à fait ce don français. » Suit une page des plus amusantes. Je me porterais volontiers garant que l’admiration de M. Michelet est des mieux fondées, car je n’ai jamais mangé de bonne pâtisserie ni en Allemagne, ni en Angleterre ; mais, si le célèbre historien parle ainsi des difficultés de l’art des pâtes, que dirait-il donc de l’art des sauces ? Je crois toutefois qu’il va un peu loin lorsqu’il avance que c’est dans la couleur rousse des pâtés que Claude Lorrain a pris sa belle lumière dorée. Terminons par quelque chose de plus grave.

La fin du livre est remplie par un sentiment de profonde tristesse qui donne vraiment à réfléchir. Cette tristesse de l’écrivain commence dans l’Engadine même. La vallée se dépeuple et d’hommes et d’animaux ; la langue du pays se perd, et les habitans eux-mêmes sont convaincus de la prochaine disparition de leur race. Ce phénomène singulier lui rappelle une anecdote curieuse racontée par Humboldt. « Sur les bords de l’Orénoque, l’illustre savant vit un perroquet vieux de cent ans qui parlait une langue inconnue ; c’était celle d’une peuplade disparue depuis longtemps. Un vieillard lui dit : Quand l’oiseau et moi serons morts, il n’y aura plus personne pour parler cette langue, » Ainsi à nos portes mêmes, sous nos yeux, nous voyons la vie non-seulement se déplacer, mais disparaître, lentement, sans secousse, et nous n’y prenons pas garde. C’est avec les mêmes yeux distraits probablement que les anciennes générations virent sans les voir ces disparitions d’empires qui aujourd’hui, quand nous en lisons le récit resserré en quelques pages historiques, nous comblent