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construit une science géologique faite à l’image de cet énorme déluge ; ils ont cru volontiers, comme Cuvier, que la nature procédait par créations successives, séparées radicalement les unes des autres par des cataclysmes qui, dans la création nouvelle, ne laissaient rien subsister de la création ancienne. Comme la révolution française, la géologie française n’a pas voulu croire à l’existence ni à la nécessité des transitions. Au contraire les géologues anglais, qui vivent dans un pays où la civilisation s’est développée graduellement, où les idées nouvelles se sont toujours enfermées dans de vieilles formes, où la société, même dans ses plus violentes secousses, ne s’est jamais séparée du passé, n’ont eu aucune peine à admettre que la nature procédait non par cataclysmes révolutionnaires, mais par réformes et transactions, non radicalement, mais constitutionnellement. Encore une fois, cela est ingénieux sans paradoxe, et aussi spirituel que vrai.

Un très beau chapitre, et où l’imagination de M. Michelet reparaît avec tous ses avantages, c’est celui qu’il a consacré à Java. Pour décrire les terreurs de ce pays que la nature épouvante de ses volcans et de ses furies de végétation, il a trouvé sur sa palette d’incomparable coloriste les tons les plus chauds et les plus sombres. Si les êtres abstraits peuvent prendre corps, Java est en effet le vrai royaume de la mort. Là elle tient sa cour, non pas, comme chez nous, à l’état de squelette macabre, entourée des attributs du néant, mais, comme il convient à une souveraine, entourée de pompe et de richesses d’un caractère lugubre. Parvenue à son suprême degré d’intensité, la vie foudroie, et, au lieu d’être une résistance à la mort, se confond et s’identifie avec elle. J’ai les meilleures raisons du monde pour croire que la description que trace M. Michelet est des plus exactes, car j’ai moi-même éprouvé les mêmes impressions que lui, d’une manière indirecte, devant les armes et les étoffes javanaises que nous montrait la dernière exposition universelle dans la section hollandaise. Pour peu qu’on eût l’imagination sensible, rien n’était plus frappant que de rencontrer, dans le hasard des promenades, ces sinistres objets javanais, lorsqu’on sortait de quelque autre pays de l’Orient, particulièrement de cette Inde, dont Java est cependant une des filles. Tandis que dans l’Inde tout était luxe lumineux, magnificence rayonnante, que tout parlait de la vie, même dans les productions les plus difformes, à Java, tout était sombre, lugubre et parlait de la mort, même dans les productions les plus élégantes. Ces étoffes noires et d’un jaune foncé semblaient destinées à être taillées en san benitos pour les condamnés des auto-da-fé espagnols, — véritables robes d’hérésiarques, d’excommuniés ou.de sorciers officiant à la messe noire. Ces armes, dont quelques-unes merveilleusement ciselées, avaient pour poignées des emblèmes où tout parlait de mort de la manière la plus cruelle et la plus implacable. Point n’était besoin de recourir aux récits des voyageurs pour s’informer des caractères de la nature de Java ; il suffisait de ces