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une grande partie de son talent, la plus originale, celle par laquelle, plus que par toute autre, il vit aujourd’hui, son sentiment de la nature ; mais d’un autre côté les montagnes lui doivent d’avoir été révélées au monde civilisé et de faire leur entrée dans la grande littérature. Rousseau les a montrées du doigt à tous les poètes de l’avenir, et c’est grâce à lui qu’elles ont pu être chantées par un Byron et un Lamartine[1].

M. Michelet, qui a été si injuste pour Byron, n’a guère été plus juste pour Rousseau : dire sèchement en passant qu’il a pris les Alpes pour cadre du Vicaire savoyard, ce n’est vraiment pas rendre justice à ce grand esprit qui devrait lui être plus cher, puisqu’il fut l’évangéliste du parti auquel M. Michelet tient à honneur d’appartenir, et puisqu’il a été, comme Byron, un des précurseurs de cette pensée que M. Michelet professe dans tout le cours de son livre : les montagnes sont le temple du Dieu pur esprit… M. Michelet prétend qu’on ne peut relire la Nouvelle Héloïse en face des Alpes ; je crois vraiment qu’on peut s’en dispenser, car c’est à peine si les montagnes y figurent. On n’avait pas encore inventé de son temps que, dans un récit de la vie humaine, la nature doit empiéter sur l’homme à la façon des lierres sur les chênes, et, malgré tout son amour pour la nature, il n’est pas étonnant que les sentimens de Saint-Preux, de Julie, de Claire, occupent plus de place dans son livre que les descriptions des glaciers et des torrens. Mais comment M. Michelet n’a-t-il pas même nommé Lamartine et son poème de Jocelyn, qui est comme un nid d’amour creusé dans la neige, d’où s’échappent les hymnes les plus religieux ? Ici encore, comme le cadre est bien en harmonie avec la conception ! comme il y a parfaite identité entre la virginité de la nature extérieure et la virginité de la nature morale des deux acteurs ! Limpides coulent les sources dans la montagne, et limpides les sentimens d’amour dans les cœurs de Jocelyn et de Laurence ; blanches montent vers le ciel les vapeurs de la forêt et du torrent, blanches aussi les prières de Jocelyn et de Laurence. Moins grandiose que Rousseau et Byron, il est deux points sur lesquels Lamartine leur est supérieur, le sentiment de la fraîcheur et l’abondance harmonieuse. Lamartine a réussi à faire passer dans son poème toute la fraîcheur des montagnes et à y faire circuler les souffles pénétrans de l’air libre. Ses images sont blanches de givre et humides de rosée, et il semble qu’on pourrait tremper sa main dans ses vers et les trouver froids comme l’eau des sources. Non moins remarquable est le second caractère, l’abondance harmonieuse, par laquelle il nous communique le sentiment immédiat des montagnes. Intarissable s’épanche cette poésie, tantôt par flots, tantôt par larges nappes, tantôt par minces filets, jaillissante, rebondissante, écumante, véritable image de ces eaux des montagnes qui ne se taisent ni jour ni nuit.

  1. Il serait injuste d’omettre Alfred de Musset pour le débat de son beau poème, la Coupe et les lèvres.