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désert autour de leurs frontières. La présence des Égyptiens sur le plateau éthiopien aurait pour premier résultat d’étendre le désert jusqu’à Gondar ou même au-delà.

Cette prévision n’a rien que de très naturel. Tous les organes importans de la presse anglaise l’ont discutée avec autant de modération que de sens pratique ; mais, unanimes à constater le mal, ils le sont beaucoup moins quand il s’agit de proposer le remède. Nous n’en voyons qu’un : que l’Angleterre oppose à cet envahissement un veto catégorique qui dégagera sa responsabilité dans l’avenir comme dans le présent. Il y a deux choses à voir dans la question, l’attitude hostile prise par l’Égypte contre l’Abyssinie, le caractère sauvage des actes par lesquels cette hostilité se traduit. L’Angleterre craint d’attenter à la liberté d’action d’un état autonome en lui notifiant son veto. Le scrupule est louable à coup sûr ; l’autonomie cependant ne saurait dispenser un gouvernement d’exécuter les traités. L’Égypte est entrée depuis douze ans, par un décret libre et spontané de Saïd-Pacha, dans le concert des états qui ont aboli la traite ; elle est aujourd’hui le premier état négrier du monde. Elle a la Mer-Rouge et sa compagnie de bateaux à vapeurs Azizié pour inonder l’Arabie et l’empire ottoman de chargemens de noirs et de Gallas. Il y a en Angleterre une opinion publique, et cette opinion, si nous en jugeons par les livres et les journaux qui nous en arrivent, est digne d’un peuple chrétien et civilisé. Elle peut exiger que le pavillon anglais, aujourd’hui souverain dans cette mer, ne favorise pas des scandales trop apparens, et que les croisières qui poursuivent avec une si juste rigueur les sayas négrières du sultan de Zanzibar n’aient pas l’air de travailler indirectement pour les steamers négriers du vice-roi d’Égypte. Elle n’est pas obligée de s’intéresser aux affaires du Soudan, mais elle a pris une responsabilité dans celles de l’Abyssinie ; elle ne peut permettre que, le Soudan dépeuplé ne fournissant plus son contingent annuel d’esclaves, l’Égypte mette en coupe réglée la fleur d’une population chrétienne, libre, jeune et énergique, pour renouveler le sang appauvri de ses tristes populations, ou, ce qui est pis encore, pour alimenter les doubles harems et les vices sans nom des villes saintes d’Arabie, qui ont succédé, dans l’histoire des infamies morales de l’humanité, aux villes maudites de la Bible. Ce serait une tache pour l’honneur anglais, et on conviendra que ce n’est pas la peine de dépenser 160 millions pour en arriver là.


GUILLAUME LEJEAN.