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Il suffit pour répondre à ce défi de l’énergie d’un simple dedjaz du Kuara ; la bataille d’Abou-Kalambo, où l’armée d’invasion fut anéantie, força le gouvernement du Caire à renoncer pour longtemps à ses projets. A l’avènement du négus actuel, Saïd-Pacha s’inquiéta de la formation sur sa frontière d’un état puissant et régulier, pouvant exercer une attraction dangereuse sur les tribus nubiennes ; il eut des velléités de conquête, arrêtées bientôt par le veto des consuls-généraux de France et d’Angleterre. Cette contrariété lui causa un dépit amer. « La Nubie, dit-il, n’est que le vestibule de l’Abyssinie ; puisqu’on m’empêche d’entrer dans la maison, je serais bien fou de faire tant de dépenses pour orner le vestibule. » La conséquence de ce beau raisonnement fut la réduction de l’armée du Soudan et la dissolution du nombreux personnel civil et militaire entretenu à grands frais à Khartoum. Le successeur de Saïd a depuis cinq ans remis les choses sur l’ancien pied, et massé tout le long de la frontière abyssine, du Nil à Massaoua, une armée qui ne compte guère moins de 20,000 hommes, si on y comprend la cavalerie irrégulière. Pour entretenir cette armée jusqu’à présent inoccupée, il a fallu multiplier les réquisitions et tripler les impôts, ce qui achève d’épuiser la Nubie, appauvrie déjà par de mauvaises récoltes et par les sauterelles. Tout était prêt pour une marche en avant vers Gondar, quand éclata en juillet 1865 une révolte militaire sanglante qui fit tout ajourner. 4,000 hommes d’infanterie noire, entassés dans la ville de Kassala et dont la solde n’était pas payée, massacrèrent leurs officiers, pillèrent la ville, égorgèrent une partie des habitans, et furent à leur tour exterminés par les troupes que le vice-roi fit converger en toute hâte sur Kassala. Deux ans et demi se sont écoulés depuis, et l’Égypte est de nouveau en mesure de profiter de l’heureuse occurrence offerte par le conflit anglo-abyssin.

Les mobiles qui la poussent à s’emparer du plateau éthiopien n’ont rien de commun avec les combinaisons d’équilibre africain qu’on pourrait lui attribuer. On connaît les préoccupations industrielles d’Ismaïl-Pacha. Trompé dans ses spéculations sur les cotons par les désastres qui frappent depuis quelques années l’agriculture égyptienne, il se rejette vers l’Abyssinie, dont il connaît les forces productrices ; mais, s’il ne voit dans ce pays qu’un vaste cotton field destiné à remplacer l’Égypte épuisée, ses agens y voient autre chose, un champ magnifique pour la chasse aux esclaves, que le Nil-Blanc dépeuplé commence à ne plus fournir. Une aussi grave accusation veut des preuves. Sans doute, il y a sept mois, Ismaïl-Pacha, dans une allocution aux députations abolitionistes de Paris et de Londres, a déclaré qu’il avait supprimé sur le Nil la traite des