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tempérament politique du pays n’est pas encore de force à les supporter. Il sera donc prudent d’accepter un moyen terme et de leur accorder dans leurs provinces toute l’autonomie qui leur est garantie par les lois constitutives de l’état et qui peut se concilier avec l’intégrité de l’empire. Ce qui sera plus grave et plus regrettable, c’est qu’il faudra aussi consacrer le démembrement de l’Abyssinie et reconnaître Menilek comme souverain du Choa, qui repousse décidément l’annexion accomplie il y a treize ans par Théodore II. Pour délicate et difficile qu’en puisse être l’exécution, voilà sans doute le meilleur plan à suivre. D’abord il serait médiocrement honorable pour les Anglais de sortir hâtivement d’Abyssinie en laissant ce grand peuple se débattre dans l’anarchie et parmi des ruines, ensuite le souci légitime de leurs intérêts matériels les engage à prendre ce parti. En exerçant sur elle une sorte de tutelle morale, on aidera puissamment l’Abyssinie à développer en paix des forces productives et des ressources commerciales dont l’Angleterre serait la première à profiter.

Il est inutile d’insister aujourd’hui sur la fertilité vraiment extraordinaire du plateau abyssin, l’un des coins les plus favorisés du monde comme sol, comme climat, comme irrigation. Il a paru depuis trente ans sur cette question assez de livres recommandables pour former l’opinion de quiconque veut se donner la peine de lire, peine que par parenthèse nos voisins prennent plus volontiers que nous. La « terre des hommes libres, » agaazi mider, comme ce peuple nomme si fièrement et si justement sa patrie, doit à ses trois terrasses superposées (kolla, dega, voïna-dega) une particularité probablement unique dans la géographie physique du globe, celle de réunir la végétation et les cultures des régions tempérées, de la zone tropicale et des pays intermédiaires, tels que la Sicile ou l’Andalousie. Si la kolla, malgré l’indifférence de ses habitans, est riche en cotonniers, en caféiers, en citronniers, en bananiers, la dega, plus aimée de l’Abyssin comme température et salubrité, lui donne, outre diverses plantes alimentaires bu oléagineuses indigènes, la plupart des produits de l’Europe, nos céréales, nos plantes textiles, nos légumes, quelques-uns de nos arbres fruitiers. Ces cultures sont généralement fort arriérées ; ainsi, bien que l’agriculture abyssine distingue trois espèces de maïs, cinq espèces de froment, elle en est encore aux petits blés barbus qui ne se cultivent plus en France, mais qui n’ont, il faut bien le dire, disparu de notre sol que depuis une quarantaine d’années. Un seul fait suffira pour faire juger de la fertilité de ce pays : le rendement normal de la dega est de deux récoltes par an, avec quelques soins on en obtient aisément trois ; on m’a affirmé sur les lieux qu’on pouvait,