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surpris de récolter une principauté en satisfaisant une vendetta privée. Terso Gobhésié est le seul qui soit un révolutionnaire dans le sens absolu du mot ; mais par là même il ne peut aspirer raisonnablement à être un négus dans un pays aussi conservateur que l’Abyssinie. Ceux qu’objectent ici l’exemple de Théodore et le représentent comme un soldat de fortune oublient qu’il était de naissance dedjaz (duc) du Kuara, et qu’en Abyssinie les révolutions et les désastres de fortune laissent toujours entiers les droits de la naissance.

Je ne vois, je l’avoue, qu’un homme de taille à pouvoir entreprendre la reconstruction politique de l’Abyssinie délivrée, et j’étonnerai bien des gens en disant que c’est le propre fils de Théodore, dedjaz Mechecha, aujourd’hui dans les fers pour un crime absent de tous les codes, celui d’être populaire. C’est un beau jeune homme de vingt-quatre ans, qui reçut à titre d’essai, il y a près de six ans, le gouvernement du Dembea. Il sut s’y concilier tant de sympathies que son terrible père le destitua au bout de dix-huit mois, en lui rappelant qu’Absalon avait débuté comme lui sur le terrain politique. Si Mechecha n’a pas le prestige de son père, il n’en a pas non plus le lourd héritage d’inimitiés, car dans cet étrange pays l’impopularité ne passe jamais d’un homme à toute sa famille. Comme soldat, il est estimé, et il a quelquefois commandé l’avant-garde dans les expéditions contre Tedla-Gualu. Sympathique aux Européens, il offre des garanties contre la politique d’exclusion qui au fond a toujours été chère à Théodore, et qui n’a que trop de racines dans la nation elle-même. Le peuple abyssin est fier et ombrageux, il ne faudrait pas compter sur la longue durée d’un gouvernement qui lui serait imposé par les baïonnettes anglaises ; mais rien ne serait plus facile que de diriger son choix en ménageant son amour-propre. Le candidat (Mechecha ou un autre) une fois accepté, tous les élémens raisonnables du gouvernement se rallieraient spontanément autour de lui, et, avant de quitter le pays, sir Robert Napier lui laisserait deux mille carabines Snyder et quelques sous-officiers instructeurs. Cela suffirait pour lui assurer sur la noblesse abyssine cette prépondérance militaire, sans laquelle rien de stable ne peut se fonder dans une pareille contrée. Quant aux cheftas dont l’Angleterre a reçu et même provoqué le concours, il serait bien à désirer qu’on pût maintenir la réforme radicale accomplie par Théodore II et faire rentrer dans le devoir tous ces mokonnen, tous ces hobereaux, qui font consister l’honneur et le patriotisme à promener la guerre civile sur la surface de l’Abyssinie ; mais le succès partiel de leurs révoltes est là pour prouver que les réformes du négus sont prématurées, et que le