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d’émeraudes ? Certes, si l’on se préoccupe avant tout de raffermir dans l’intérêt de la paix publique le principe de la tradition et de l’hérédité légale, on ne pourra compter que sur le clergé et les lettrés (debteras), qui sont une sorte d’annexé du clergé, classe nombreuse, très conservatrice, timide et à genoux devant le pouvoir actuel, mais complice sournoise de tout ce qui se fait contre lui. Influente dans la nation, suspecte à l’armée, cette classe a un précieux élément de domination ; elle est très compacte en face d’ennemis divisés, et elle constitue vraiment la classe moyenne dans un pays où tout plébéien aisé tient à savoir lire et écrire, ce qui l’enrégimente dans le corps des debteras. Son programme politique n’est guère avancé ; il a toutefois l’avantage d’être simple, de se fonder sur deux choses chères à tout Abyssin, la religion et la tradition historique du pays, tandis que les prétendans, quelle que puisse être leur honnêteté personnelle, ont la fausse position de gens qui ne semblent obéir qu’à leurs ambitions privées. Or le roi des prêtres est bien connu : c’est le dernier descendant de la famille légendaire de Menilek et de la reine de Saba, le malheureux hatzé Johannès, oublié par les révolutions et par Théodore II dans le fond d’un grand palais qui domine les ruines encore fumantes de Gondar. Il est à regretter que Johannès soit, dans les graves circonstances où se débat l’empire abyssin, un prince dont il est absolument impossible de se servir. J’ai déjà exposé[1] la dégénérescence de cette dynastie semi-pontificale, qui a compté de très grands hommes et qui finit comme nos anciens rois fainéans. Le hatzé Johannès est personnellement un homme de mœurs douces, d’un esprit cultivé, un poète apprécié des lettrés, chacun le vénère ; mais, s’il était couronné, il n’y aurait pas une épée connue en Abyssinie pour le défendre en un jour de crise, et le premier chefta venu s’emparerait du pouvoir.

Il semble au premier abord plus naturel de voir les Anglais donner le trône à l’un des compétiteurs dont la coopération facilite en ce moment leur tâche et crée en leur faveur quelques diversions ; malheureusement les projets mêmes de ces compétiteurs sont encore bien obscurs. Tous paraissent borner leur ambition à créer des autonomies locales à leur profit ce qui est moins brillant, mais moins hasardeux que d’aspirer à la couronne des négus. Tel est le cas pour Tedla-Gualu au Godjam, pour le waagchum au Lasta, surtout pour Menilek au Choa. Goldja-Kassa, qui occupe maintenant le Tigré, n’est qu’un aventurier féodal qui a un compte de famille à régler, le sang de son père à venger, et qui a dû être bien

  1. Revue du 1er novembre 1864.