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qu’y auront laissé les guerres d’extermination du négus. Quelques années de ce régime suffiraient pour faire d’un état aujourd’hui régulier et fortement organisé un vaste champ de ruines. Quelques bandes affamées s’y disputeraient une domination illusoire, et les débris d’un peuple libre y seraient livrés sans défense à l’invasion des Égyptiens ou des Gallas, des musulmans ou des sauvages dont Théodore II avait réussi à arrêter les progrès, continus depuis trois cents ans. Le seul résultat de l’expédition anglaise aurait été alors de supprimer au profit des barbares la dernière nation qui ait réussi en Orient à préserver une civilisation chrétienne de la marée montante de l’islamisme.

L’Angleterre ne peut donc quitter l’Abyssinie qu’après y avoir installé un gouvernement régulier, sympathique au pays, offrant des garanties, de bon vouloir et dispose à nouer avec les Européens, du moins avec les Anglais, des relations politiques et commerciales profitables à tous. Le moment est décisif, et il serait difficile de retrouver jamais autant de chances favorables. Sans prendre au sérieux les exagérations de quelques correspondances sur l’état de l’Abyssinie, on ne peut nier que la nation ne soit lasse de Théodore et de ses folies. Il y a cinq ans, lors de mon séjour dans ce pays, l’opinion publique était bien différente : elle était encore en somme favorable au négus, seul représentant de l’ordre et de la tranquillité publique contre les violences, les déprédations des cheftas féodaux. Aujourd’hui les rôles ont changé : les cheftas se posent en libérateurs, ont un programme politique, et le « roi des rois » est devenu l’ennemi public, le grand dévastateur, le « brûleur d’églises, » ce qui est le comble de l’abomination pour tout bon Abyssin, L’extrême modération déployée par les Anglais et par les troupes qui servent sous leur drapeau forme un contraste saisissant avec les actes de celui qui s’intitule lui-même l’esclave de la Trinité (Salassié Barea), elle est digne de la civilisation anglaise ; mais. seule, elle ne suffirait pas à produire une impression favorable sur l’esprit des indigènes. Accoutumés à tous les excès de la guerre telle qu’elle se fait en Orient, les Abyssins ne doivent pas être éloignés de penser que ces soldats rouges, qui paient le bétail qu’ils prennent et respectent l’honneur des femmes, doivent faire piètre figure au feu. Le prestige des Anglais reste donc encore à établir, c’est la chute de Théodore qui l’assurera. Aimés et redoutés, ils seront alors les maîtres de la situation, et l’Abyssinie acceptera de leur main avec faveur le gouvernement qu’ils voudront lui donner.

Maintenant quel sera le prince qui devra ceindre la couronne des Claudius et des Fasilidès, la couronne-tiare au double rang