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III

Supposons maintenant la victoire achevée, le négus abattu et la vigoureuse centralisation qu’il avait créée entièrement détruite : que va faire l’Angleterre de sa victoire laborieusement achetée ? Nous sommes ici en face de deux opinions fort opposées : d’abord celle du tax-payer anglais, du contribuable morose qui n’a qu’une pensée, sortir au plus vite du guêpier abyssin, sans un penny de taxe additionnelle, ensuite celle plus particulière à notre pays qui consiste à craindre que l’Angleterre ne se serve de l’Abyssinie pour s’en faire une Algérie, et pour tenir en échec l’influence française en voie de se développer régulièrement aux bords de la Mer-Rouge, pour s’y créer, en un mot, une florissante colonie qui, complétant le réseau formé par Aden, Maurice, le Cap et Natal, lui assurerait la domination incontestée des parties les plus enviables du continent africain.

Nous surprendrons bien des gens en leur disant que notre seule crainte est au contraire que l’Angleterre, en face des dépenses disproportionnées dont cette expédition grève son budget, ne se préoccupe que de liquider au plus vite la situation, et, son prestige une fois relevé, de quitter l’Est-Afrique en abandonnant l’Abyssinie à l’anarchie que la chute de Théodore II ne manquera pas d’inaugurer : voilà le seul danger réel. Nous sommes de ceux qui estiment qu’il y a des intérêts supérieurs à l’intérêt transitoire de cet égoïsme à courte vue qui a réglé pendant trop longtemps les actes de la diplomatie européenne, qui est encore représenté en Angleterre et, chez nous par des esprits influens, distingués, mais obstinés dans la routine, et qui peut se résumer en cet aphorisme : « tout progrès d’autrui nous menace, tout désastre d’autrui garantit notre repos. » C’est sous l’empire de ce principe politique que bien des gens en Angleterre ont d’abord surveillé d’un œil si jaloux nos agrandissemens en Algérie ; mais il n’est que juste de reconnaître que ces sentimens (good old english prejudices) ont fait place chez nos voisins à des idées plus dignes d’eux et de notre temps : leurs derniers livres sur notre colonie africaine montrent que, s’ils blâment nos fautes, ils n’en ont pas moins compris les services rendus par notre conquête aux vaincus eux-mêmes et à la cause de la civilisation. Pourquoi dans l’occasion présente ne professerions-nous pas les mêmes idées, ne sacrifierions-nous pas des défiances stériles à l’intérêt commun et permanent de l’humanité ?

En thèse générale, les états barbares n’entrent en rapport avec les peuples civilisés que par la voie brutale de la guerre ; mais il