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confiées, et l’on pouvait raisonnablement compter que les Chohos de Zoulla et les Abyssins, fort agréablement surpris de voir une armée d’invasion payer largement tout ce qu’elle consomme, s’empresseraient d’apporter leurs grains et leur bétail à un ennemi transformé en client et achetant leurs denrées plus de 60 pour 100 au-dessus du cours. Cette prévision, je ne sais pourquoi, ne s’est réalisée qu’à moitié. Je lis une lettre d’un correspondant qui déclare être dans un Éden relatif, parce qu’il a le bœuf à 3 pence la livre, d’où je conclus que l’on rançonne un peu les nouveau-venus, puisqu’en 1853 je payais (à Gondar, il est vrai) 18 francs une vache de boucherie et 65 centimes un mouton. C’est le fourrage qui paraît créer le plus d’embarras au corps expéditionnaire. La mortalité qui a sévi sur les mulets emmenés à grands frais de Turquie et de Syrie, mortalité qu’il était facile de prévoir, a beaucoup simplifié la question, mais elle n’en reste pas moins inquiétante. Pour une opération qui exige, par exemple, un convoi de 1,000 mules chargées, il leur faut adjoindre 1,200 autres mules qui portent uniquement la subsistance nécessaire aux unes et aux autres. L’Abyssinie produit une des premières races de mules du monde, une race sobre, vigoureuse, endurante, et qui coûte fort peu : le prix moyen d’une mule de charge est de 10 dollars. Quelle raison a donc empêché l’intendance de faire dans quelques cantons amis (Gallabat, Gadabhi, Kabhta et Voehnè) de larges achats d’animaux qui-offraient le précieux avantage d’être naturellement acclimatés ?

Ces détails expliquent l’extrême lenteur des opérations du corps expéditionnaire. Depuis bientôt trois mois qu’il a débarqué sur les ruines historiques d’Adulis, il n’est encore qu’à Antalo, à 60 lieues de Zoulla. En tout cas, ce n’est plus qu’une question de temps. Dans deux mois ou dans dix, le télégraphe nous apprendra que l’honneur de l’Angleterre, est satisfait, et que les prisonniers de Magdala sont délivrés, — ou vengés, si, dans un de ces accès de frénésie qui sont malheureusement devenus fréquens, le « roi des rois » jette comme un défi impuissant et sauvage leurs têtes à l’ennemi. Quoi qu’il puisse arriver, que Théodore II soit refoulé comme un chefta dans les jungles de ses kollas, ou que, fidèle à ses antécédens bien connus et aussi prodigue de son sang que de celui des autres, il se fasse tuer vaillamment à la tête de son armée, les jours de sa puissance sont comptés, et il a perdu par les folies cruelles de ces cinq dernières années le droit de prononcer sa phrase favorite : « Tous mes ennemis finissent mal, car je règne dans les voies de David, mon aïeul, et j’ai un bon champion (melkam gobhès) là-haut ! »