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d’explications très compétentes sur tout ce qui touche à l’affaire d’Abyssinie, se montrer si peu inquiets du seul danger qui menacé le corps expéditionnaire, danger sur lequel il est impossible que le war-office ne possède pas d’abondantes informations. L’Abyssinie n’a pas quatre saisons comme l’Europe, elle n’en connaît que deux : la saison sèche, qui dure du 5 septembre au 10 mai, la saison des pluies, qui occupe le reste de l’année. Durant la saison sèche, pays tempéré, salubre, couvert de cultures et de moissons, arrose par cinq ou six mille ruisseaux qui y maintiennent la fécondité et la vie, l’Abyssinie est un Éden que le voyageur ne peut trop admirer. Dès la fin de mars, ce paradis terrestre change d’aspect : l’épais feuillage des arbres jaunit, l’herbe prend des tons roussis, les rivières traînent un filet d’eau limpide et frais, mais indigent, parmi les galets de leur lit ; le sol gris du Tigré se dissout en poussière, pendant que les terres noires et grasses du centre durcissent comme de la brique : le plateau altéré demande l’irrigation périodique. Les pluies commencent avec le mois de mai, et, d’abord irrégulières, elles s’établissent définitivement du 15 au 20, et deviennent quotidiennes jusqu’à la fin de juillet. Pendant quinze jours et plus, le terrain desséché s’imbibe sans rien rendre, et le voyageur, qui s’attend à des crues subites et impétueuses de torrens éphémères, comme celles qu’on voit en Nubie, est déçu jusqu’au moment où, du sol saturé à l’égal d’une vaste rizière, sortent des ruisseaux permanens que le plateau abyssin vomit aux basses terres par les brèches basaltiques de trois mille cataractes mugissantes. J’ai vu telle de ces rivières, comme la Goumara, qui avait trois pouces d’eau en mars 1863, rouler trois mois plus tard vers le lac Tana une masse liquide égale au débit moyen du Danube devant Silistrie. Jusqu’au sommet des collines, la terre est tellement imbibée que chaque habitant est obligé d’entourer sa maison d’une tranchée drainante pour la préserver des infiltrations qui sourdent de tous les côtés. On n’a pas de peine à comprendre que, durant les quatre mois de la saison des pluies, toute opération de guerre, de commerce, toute circulation de caravanes, soient suspendues par force majeure ; la contrée n’est qu’un immense bourbier et ne possède que cinq ou six ponts, bâtis il y a trois siècles par les Portugais, et qu’on ne répare ni ne relève quand une crue les dégrade ou les emporte, comme la crue de 1863 a emporté le pont du roi Fasilidès, sur la route de Gondar à Debra-Tabor. Aussi, dès les premières pluies, Théodore prend-il prudemment ses quartiers d’été dans quelque plaine élevée, un peu moins insalubre que le reste du pays, à Ambadjara, à Debra-Tabor, à Isti, à Vofarghef, toutes localités (sauf la première) situées dans la province de Beghemder,