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premiers à répondre par une lettre fort courtoise, mais qui ne les engage qu’à une seule chose, « à donner avis aux Anglais, si Théodore vient dans le pays. » Le principal signataire de cette lettre est le kantiba (maire) Tesfaï, homme influent, respecté, brave, et qui a eu l’habileté de sauver sa tête et son fief au milieu des complications de la guerre civile de Négousié. Soumis par raison au gouvernement de Théodore, bien que secrètement sympathique aux insurgés tigréens, il eut en février 1860 le courage de défendre le commandant de Russel, envoyé français près de Négousié, contre un chef indigène trop zélé qui voulait arrêter M. de Russel et le remettre enchaîné à Théodore. Celui-ci, qui n’était pas encore entré dans la voie des violences impolitiques, eût été fort embarrassé de son prisonnier, et ne paraît pas en avoir voulu au kantiba qui lui épargna une sotte affaire. Distingué, courtois et madré par-dessus tout, Tesfaï est un spécimen abyssin des « hommes d’ordre, » gens avisés qui se compromettent le moins possible. Les Anglais en trouveront beaucoup de pareils dans la chevaleresque Abyssinie.


II

Une autre question se présente. Quels sont les moyens de résistance du négus, et quelle sera sa tactique en face de l’invasion ? La première partie de cette question est plus facile à résoudre que la seconde. Grâce aux nombreuses révélations publiées depuis quatre ou cinq ans sur l’Abyssinie, on connaît le chiffre des forces dont peut disposer le négus et l’armement de ses troupes. On sait qu’il a substitué une armée permanente à des levées féodales qui rappelaient les osts de l’ancienne France : il y a gagné d’avoir sous la main une force dont il est sûr, qui le dispense de compter sur le zèle fantasque et fort douteux des grands vassaux, une armée qui ne discute ni ne raisonne, à qui une fidélité aveugle et rapide à la personne du chef tient lieu de patriotisme, et d’autant plus intéressée à le soutenir qu’elle est le seul corps privilégié et inviolable parmi toutes les classes de l’état successivement opprimées. L’esprit de cette troupe n’est pas trop difficile à pénétrer, car il faudrait une main plus dure encore que celle de Théodore pour plier le soldat abyssin à l’hypocrisie et l’empêcher de dire bien haut ce qu’il pense. D’après ce que j’en ai pu savoir par moi-même, l’armée blâme les provocations insensées du négus à l’endroit des Européens ; mais elle se battra vaillamment. Ce n’est pas qu’elle espère vaincre, car elle se rend fort bien compte de la supériorité d’armement des troupes anglaises et s’exagère même l’inégalité qui en résulte pour elle. L’unique mobile qui