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conseil, déclarant qu’il ne voulait pas se déshonorer. « Il est possible, ajouta-t-il, que Dieu donne la victoire à notre ennemi ; alors nous aurons au m’oins la consolation de laisser une mémoire sans tache et de paraître devant Dieu avec notre honneur intact. »

Voilà les gens sur lesquels sir Robert Napier pourra sans doute compter ; il serait toutefois imprudent de faire sur leur concours actif plus de fonds qu’il ne convient. Les rebelles sont braves, mais leur courage ne va pas jusqu’à tenir en rase campagne contre le négus. Leur stratégie a généralement consisté à reculer devant lui, à s’enfermer dans leurs ambas, leurs repaires inaccessibles, et à laisser son armée fondre sous l’action combinée des privations, des marches rapides et du mauvais temps. Il exerce sur eux, surtout sur les soldats ignorans et naïfs, une fascination de terreur qui tient en partie à son prestige militaire, au mystère dramatique dont il entoure ses actes, et par-dessus tout à la croyance où sont tous les Abyssins qu’il est protégé par le mauvais esprit, le démon noir qui vit au fond du lac Tana. Une légende analogue à celle de Macbeth a cours sur l’origine de son règne. Ses amis y croient un peu ; pour ses ennemis, c’est un article de foi. Il y a là-dessus un distique satirique incisif et qui porte coup en abyssin. — « Tu as ordonné que chacun revint à son champ et à sa maison. — Eh bien ! toi, retourne au Kuara (province dont Théodore est originaire), et que le démon rentre sous les eaux. » Une histoire qui court le Tigré depuis deux mois veut que le démon noir ait apparu au négus et lui ait annoncé sa chute prochaine. Théodore ayant demandé un peu de répit pour accomplir de grandes choses, le démon lui a dit : « Impossible ! ton temps est venu, tu as bu trop de sang abyssin. Tu périras, les Anglais régneront sur l’Ethiopie pendant trois ans, et ils y établiront un bon ordre, après quoi viendra un négus juste qui les renverra et inaugurera un temps des plus heureux pour ce peuple. »

Cette légende est curieuse comme signe de l’état des esprits. On s’habitue à l’idée de la fin prochaine de ce lourd despotisme ; mais le prestige subsiste encore, et subsistera jusqu’au premier échec sérieux subi par Théodore II en personne. Alors il y aura un mouvement d’opinion irrésistible et général ; d’ici là, le seul concours qu’il soit permis d’attendre de la part des Tigréens ne consistera qu’à ravitailler à beaux deniers comptans le corps expéditionnaire, et à lui fournir des guides sûrs. En entrant dans le pays, sir Robert Napier a lancé une proclamation en langue amharique faite pour rassurer le peuple des villes et des bourgs, les églises et les couvens, et promettant le respect le plus rigoureux pour les personnes et les propriétés. Les chefs du district de Halaï ont été des