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il leur plaît de se jeter dans la guerre civile, des soldats à qui un point d’honneur aveugle, tient lieu de discipline. Avec de pareils élémens, il est impossible de constituer un gouvernement régulier et d’assurer trois mois de sécurité aux classes de la population qui vivent de paix et de travail. Théodore, qui avait vigoureusement réprimé cet esprit de turbulence féodale dans le centre de l’Abyssinie, tenta de se concilier la noblesse tigréenne en ajournant les réformes qu’il accomplissait ailleurs, et laissa partout le pouvoir aux grandes familles qui gouvernaient le pays depuis deux ou trois cents ans. Il en fut récompensé par la formidable révolte de Négousié, qui, durait près de six ans, sépara le Tigré du reste de l’empire, et faillit amener une intervention française, que de puissantes influences préconisaient activement.

La leçon ne fut pas perdue. Théodore montra une grande modération dans la répression, fit périr très peu de chefs rebelles, mais il imposa au Tigré une sorte d’état de siège qui dure depuis sept ans, établissant dans le pays le système de cantonnemens militaires qu’il a inauguré ailleurs, et entassant dans ses prisons d’état de Magdala et de Sar-Amba, près Gondar, les nombreux mokonnen (gentilshommes) suspects d’être peu sympathiques à son gouvernement. Ces mesures énergiques n’ont eu, du moins jusqu’à l’époque de mon départ d’Abyssinie en 1863, rien de bien draconien. Après un séjour plus ou moins long à Sar-Amba, les anciens complices de Négousié étaient renvoyés chez eux par ordre du négus, qui supposait assez gratuitement que la prison avait porté fruit : les médisans prétendaient avec quelque vraisemblance qu’ils n’étaient élargis que pour faire place à de nouvelles fournées de suspects. Quoi qu’il en soit, Théodore connaissait bien peu les Tigréens, s’il s’imaginait les terroriser par ces stages de prison. Il ne réussissait qu’à accumuler des rancunes personnelles chez des esprits déjà froissés dans un patriotisme provincial absurde, si l’on veut, mais qui constituait toute leur foi politique. Le peuple même, lui aussi, obéissant à ce préjugé, se montrait peu reconnaissant de mesures dont il bénéficiait tout le premier, et se sentait blessé de voir réduire à l’impuissance ces chefs égoïstes et vaniteux, avec les intérêts desquels il avait la naïveté d’identifier la grandeur de sa patrie. Aussi, dès que Théodore II, malheureux dans des expéditions mal organisées contre les insurgés du sud, perdit un peu de son prestige aux yeux mêmes de ses anciens amis, trois ou quatre insurrections éclatèrent dans le Tigré, et, fort peu redoutables au début, elles sont aujourd’hui devenues assez fortes pour dominer le pays et en fermer l’entrée au négus, qui du reste n’a fait aucune tentative sérieuse pour reprendre ces provinces.