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associer à l’argumentation serrée du jurisconsulte l’éloquence émue du véritable orateur ; mais, pour abattre la ruine à laquelle on se cramponnait si résolument encore, il fallait l’irrésistible intervention de la tempête faite homme. Mirabeau se leva comme l’ouragan dont la furie redouble en présence d’un obstacle inattendu ; à peine à la tribune, le géant de la révolution interpella « les pygmées qui, désavoués par tous les députés bretons présens dans l’assemblée, osaient opposer des privilèges unanimement répudiés au cours victorieux des siècles, comme s’ils étaient de taille à faire reculer une œuvre appelée à changer la face du genre humain ; étranges accusateurs qui avaient l’audace de parler aux élus de la France du ton dont pourraient le faire des souverains détrônés s’adressant à d’heureux usurpateurs ! » Cette hardiesse, jusqu’alors sans exemple, parut à l’orateur exiger un châtiment sévère. Sans préjudice de poursuites criminelles, dont il laissa peser la menace sur la tête des magistrats bretons, Mirabeau requit contre eux l’interdiction perpétuelle de tous les droits de citoyen, pénalité que l’assemblée, pénétrée d’un respect involontaire pour ces fiers vaincus, réduisit à la simple suspension des droits civiques jusqu’au jour où ils auraient prêté serment à la nouvelle constitution du royaume.

Quelques semaines plus tard, le faible Louis XVI entrait dans l’enceinte législative[1] pour revêtir de sa sanction une mesure que n’auraient osé tenter ni Richelieu ni Pierre le Grand, et ce fantôme de roi consommait le seul acte de son règne auquel aurait applaudi Louis XIV, car cet acte fit de la France une vaste surface plane où le char de l’administration pouvait rouler désormais sans obstacle. Sur l’échiquier départemental, la Bretagne occupa cinq cases, et le décret qui fit disparaître un nom plus vieux que celui de la France n’attira pas autrement l’attention que ne le fait aujourd’hui la discussion d’un projet de loi d’intérêt local.


L. DE CARNE.

  1. Séance du 3 février 1790.