Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/179

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la rentrée du parlement de Paris, solennité pour laquelle la bienveillance des magistrats avait convoqué la nombreuse députation envoyée par les neuf diocèses. Reçus par des officiers de la cour à leur entrée au palais de justice, les membres de la députation furent placés sur des sièges d’honneur, et toutes les têtes se découvrirent sur leur passage aux cris de : vivent les Bretons ! vivent les états-généraux ! vive la liberté[1] !

On pourrait dater de la rentrée des cinquante-quatre délégués en Bretagne la révolution morale qui imprima en quelques semaines aux idées et aux passions politiques de cette contrée un cours tout différent de celui qu’elles avaient eu si longtemps. Partout accueillis avec empressement, ils avaient respiré à pleins poumons l’atmosphère enflammée de la capitale, où leurs yeux furent comme éblouis par des clartés nouvelles. En comparant le vaste champ ouvert devant la bourgeoisie française par la convocation des états-généraux à celui que réservait au tiers-état cette vieille constitution bretonne pour l’intégrité de laquelle on venait de livrer ensemble un rude, combat, les classes séparées de l’ordre privilégié par une barrière qu’il fallait plusieurs générations pour franchir en vinrent à penser qu’elles avaient fait jusqu’alors un métier de dupes, et une jalousie d’autant plus implacable qu’elle avait été tardive sembla tout à coup les mordre au cœur. A l’énergie de sa haine, on aurait dit que la bourgeoisie voulait faire payer à la noblesse les longs arrérages de sa patience. Alors s’établirent à tous les foyers domestiques de redoutables parallèles entre les charges et les avantages attribués aux diverses classes de la société par les institutions particulières de la Bretagne : d’un côté, la population rurale accablée sous le poids des louages, des redevances féodales et des corvées, et la bourgeoisie des villes supportant seule les charges de l’impôt territorial, du casernement, des étapes, acquittant la presque totalité de la capitation[2] ; de l’autre, la noblesse ne concourant guère qu’aux impôts de consommation, ayant dans l’assemblée représentative de huit à, neuf cents représentais tandis que le tiers n’en avait que quarante-deux, maîtresse de l’armée, de la marine et du parlement, se votant à elle-même des subsides nombreux sous forme de gratifications aux officiers des états, de pensions militaires et de subventions aux établissemens d’éducation réservés pour ses enfans.

  1. Histoire de la révolution dans les départemens de l’ancienne Bretagne, par M. A. Duchatellier, t. Ier, p. 65.
  2. Sur une somme totale de 1,700,000 livres, la noblesse ne payait pour sa part dans la capitation qu’une somme de 150,000 livres.