Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/162

Cette page a été validée par deux contributeurs.
156
REVUE DES DEUX MONDES.

sous nos yeux, même s’il s’agit d’êtres si humbles qu’à peine on sait comment les classer, si dénués de caractères qu’on ne sait comment les décrire, et l’on admettrait la génération spontanée de ces formes supérieures qui s’appellent le lion, le cheval, le tigre ! car la théorie des créations discontinues n’est, sous un autre nom, que celle de la génération spontanée de toutes les espèces. Le problème de l’origine des formes organiques n’est point susceptible d’une solution complète, mais il nous semble que la masse des témoignages, que les expériences partielles faites par l’homme, que le courant général et l’esprit même de la science doivent nous entraîner à la théorie de l’évolution et de la création continues. On a le droit d’affirmer que cette doctrine n’est inconciliable ni avec celle d’une finalité dans la nature, ni avec une philosophie qui cherche partout une idée, une loi, sous les phénomènes. Si les espèces subissent des modifications, ce ne peut être que sous cette triple influence, l’action du milieu physique, l’action du milieu organique, l’action profonde de la sexualité. Lamarck a prétendu expliquer par la première toutes les transformations de la nature organique, sans cependant méconnaître les solidarités de tous les êtres vivans. Il restera toujours à Darwin le mérite d’avoir analysé la seconde de ces influences : il a introduit dans la science des mots et des idées qui ne se perdront plus. Il a analysé avec une merveilleuse finesse les phénomènes de cette vie multiple, confuse, déchirée par des luttes incessantes ou comprimée par de muettes servitudes, que la sève créatrice entretient incessamment dans le monde organique. Le reproche le plus fondé qu’on puisse faire à sa doctrine, c’est qu’elle est encore incomplète ; elle explique la contagion et le progrès des variations naturelles, elle n’en explique point l’origine. C’est sans doute à la physiologie qu’il appartiendra quelque jour de résoudre ce problème : elle seule, prenant la vie à ses sources mêmes, peut en bien suivre les courans et les déviations. C’est à elle qu’il appartient d’étudier ces lois de l’hérédité qui servent de soutien à toute la doctrine de Darwin, et de démêler les mystérieuses influences qui dans l’acte de la génération lient les élémens mâles aux élémens femelles et font sentir leur empire chez tous les êtres nouveaux. Dans ses traits actuels, la théorie de Darwin n’en forme pas moins déjà un tout compacte et solide. Elle offre une trame admirable aux recherches des naturalistes futurs, elle pousse leurs investigations dans des voies nouvelles, et prête un caractère plus philosophique à leurs travaux.


Auguste Laugel.