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doctrine de la création continue des formes ou types organiques, espèces, genres ou familles ? Il n’est pas indispensable de lier entièrement une semblable théorie à la doctrine de Darwin. On peut admettre, il nous semble même fort probable, que la sélection naturelle n’est point le seul agent de variation dans le monde animé. Il se peut que d’autres forces plus mystérieuses et moins brutales concourent à achever le dessein naturel et à renouveler la face de la terre pendant l’interminable série des siècles. La concurrence des espèces, la bataille de la vie, sont un puissant moyen d’élimination plutôt qu’un instrument créateur. La sélection naturelle conserve, choisit des traits organiques ; pour en expliquer l’origine, il faut descendre aux profondeurs de la vie, interroger les phénomènes étranges de la fécondation sexuelle, chercher dans la genèse même et dans la vie des élémens anatomiques les causes de la flexibilité, de la variabilité innée, qui caractérisent tous les êtres organisés. Comme il arrive presque toujours dans les sciences, c’est en étudiant les phénomènes les plus humbles et les plus vulgaires qu’on arrive à la compréhension des plus difficiles. Le problème de l’origine des espèces a plus de chance d’être résolu d’abord dans le monde végétal que dans le monde animal. Des expériences soutenues et bien dirigées donneront peut-être un jour le secret et les lois de la variabilité végétale : la vie animale est moins obéissante et moins flexible. La difficulté qu’on rencontre à produire des êtres intermédiaires entre ce qu’on nomme les espèces distinctes est l’argument qu’on invoque ordinairement contre la continuité des variations spécifiques. Cette difficulté sera plus promptement levée par les botanistes que par les zoologistes.

Il faut bien comprendre toutefois qu’au bout d’un certain nombre de transformations deux espèces primitivement très rapprochées peuvent se trouver à de telles distances, que tout rapprochement, tout mariage, devienne impossible. Deux courbes qui se touchent à l’origine se trouvent entraînées à une distance infinie l’une de l’autre en vertu des lois contenues dans leur formule analytique. L’impossibilité du mariage entre deux espèces ne démontre pas qu’elles n’aient point une parenté cachée aux profondeurs du passé ; mais, pour faire toucher du doigt cette parenté, il faudrait pouvoir faire remonter chacune d’elles à ses origines en traversant à rebours toute la série des métamorphoses qu’elles ont subies. De semblables retours ne s’opèrent jamais, et la nature ne travaille point à la façon de Pénélope, qui défaisait son propre ouvrage. Le temps d’ailleurs, le temps sans limites, est l’étoffe sur laquelle la force créatrice brode ses ouvrages ; l’homme n’en dispose point, il ne peut donc pas remonter expérimentalement à l’origine des espèces. Il