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second lieu, l’unité de l’espèce embrasse deux sexes ; or les sexes sont toujours dissemblables, et parfois les différences deviennent très profondes : les mâles, les femelles, ont une livrée différente. Chez les insectes et les oiseaux surtout, la nature a rendu ce dualisme aussi saisissant que possible ; elle ne s’est pas bornée à dissocier les formes, la taille, les couleurs, elle a tenu séparées certaines fonctions ; la femelle du ver luisant ne peut voler, elle ne cherche pas le mâle, agile et ailé ; elle l’appelle, immobile, par sa mystique et phosphorescente lueur. Darwin a reconnu le polymorphisme sexuel sur les primevères, les lins, les menthes : le groupe si bizarre des orchidées a permis de distinguer aussi des variations qui ne tiennent qu’au sexe ; mais deux formes ne suffisent pas toujours à la nature pour représenter une espèce : il lui faut quelquefois plusieurs acteurs. C’est ainsi que sous ce mot spécifique, abeille, nous devons comprendre quatre formes : la reine, qui pond les œufs, les mâles, qui les fécondent, les neutres ou nourrices, qui soignent les larves, les cirières, qui font métier d’architectes. Sous ce mot, termite, il faut voir huit formes, car les rois, les reines, les ouvrières, les soldats, se dédoublent. Pour figurer le termite, il faut huit dessins différens. Un troisième genre de polymorphisme normal, qui n’a pas toujours été connu des naturalistes, a été nommé par M. Faivre le polymorphisme d’évolution. Je viens de dire que l’espèce est parfois simultanément représentée par des acteurs ou personnages divers ; mais il peut arriver que ces acteurs n’apparaissent pas à la fois et se succèdent chronologiquement : ils ne semblent vivre que pour se transformer, et l’histoire de l’espèce devient une succession de métamorphoses. La ressemblance, chez les méduses par exemple, n’est plus entre les pères et les fils, elle est entre les petits-fils et les aïeux. L’unité de l’espèce n’est toutefois pas atteinte, parce que le cycle des métamorphoses se referme, et dans les cas les plus complexes de la génération alternante on retrouve toujours un parent qui produit un germe d’après les lois de la sexualité. Toutefois l’étude de ces cycles naturels, l’extraordinaire variété des formes qui s’y trouvent enveloppées, ont contraint les naturalistes modernes à élargir singulièrement la définition de l’espèce. Il faut la considérer d’une façon générale comme constituée par un groupe d’êtres qui peuvent coexister dans l’espace ou se succéder dans le temps. Ordinairement ce groupe est réduit à deux personnages, à deux sexes. Voilà le polymorphisme normal, inhérent à l’espèce, indépendant de toute force physique ; de toute action extérieure : on y voit éclater, en même temps que la fidélité de la nature à ses types choisis, une tendance visible à la variabilité.