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la neige. La bécasse, chassée en automne, a toutes les nuances brunes, jaunes et cendrées des feuilles mortes. Dans le plumage de la bécassine s’insère une série remarquable de plumes couleur paille qui la rend plus difficile à apercevoir sur les terrains où elle a coutume de poser. Quelquefois la couleur et l’ornementation sont utiles à la fois pour l’attaque et pour la défense. C’est le cas de certains insectes dont la structure imite parfaitement celle des fleurs sur lesquelles ils se posent. On en trouve de nombreux exemples parmi les orthoptères, notamment dans quelques genres des mantidœ et des phasmidœ. Sans s’écarter du plan général sur lequel elle construit tous les insectes, la nature semble s’être complu à en faire des fleurs vivantes ; elle a donné les mêmes formes et les mêmes couleurs aux voraces mantis et à des plantes paisibles. La ressemblance est telle que les dessins légers de l’aile du mantis rappellent exactement les nervures de la feuille. L’utilité n’est pas toujours aussi clairement perceptible dans le beau, tel que nous le trouvons dans le monde organique. Ce qu’on peut affirmer, c’est que la corrélation des organes joue ici un rôle important et mystérieux. Quelques indices de cette corrélation que les observateurs sont parvenus à démêler en font entrevoir, sans les expliquer, les effets bizarres : pourquoi, par exemple, la surdité va-t-elle toujours chez les chats avec la couleur bleue d’un des iris ? pourquoi la couleur écaille de tortue ne se voit-elle chez ces animaux que dans le sexe femelle ? L’être vivant est un petit monde où tout se lie, se ramifie, se correspond. Les variations d’un organe, d’un système d’élémens anatomiques, d’une fonction, exercent une action sur toutes les parties du système. L’estomac bizarre des ruminans va toujours avec le pied fourchu ; un seul os permet à l’anatomiste de préjuger la forme générale de tout le squelette.

Oui, sans doute, l’élection naturelle, par où Darwin cherche à expliquer les métamorphoses du monde organique, laisse tout à fait inexpliquées des modifications qui s’opèrent dans cette partie des organismes dont l’utilité fonctionnelle n’est point visible ; mais, pour que l’argument du duc d’Argyle triomphât de la théorie de Darwin, il faudrait qu’on pût définir nettement où commence et où finit l’utile, où commence et où finit le beau dans la nature. La vie, mystère éternel, ne peut être interprétée avec une fidélité parfaite. Il y a des phénomènes qui semblent exceptionnels, étranges, presque absurdes, et qui sont tout simplement comparables à ces perturbations qui ont dérouté les astronomes jusqu’à ce que la loi de Newton en eût dévoilé le caractère, les règles et la nécessité. S’il est un principe dont la science moderne doive s’attacher à suivre partout les conséquences, c’est le principe de la permanence et de