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brutale est le seul moyen qu’emploie la puissance secrète qui s’y manifeste. N’y a-t-il point d’autre ministre de cette volonté immanente à l’ensemble du monde vivant, qui en détermine les formes, les instincts, les harmonies complexes, les corrélations sans nombre ? Ce n’est point l’avis du duc d’Argyle. Il oppose à cette prétention un argument que je n’ai rencontré chez aucun des adversaires de Darwin. Suivant lui, la théorie de ce naturaliste ne serait autre que la théorie de l’utile appliqué à la nature. La sélection naturelle repose en effet tout entière sur la possession de caractères défensifs ou offensifs, utiles dans la mêlée et la bataille des espèces ; mais dans le monde vivant il y a autre chose que l’utile, il y a le beau. Les espèces ne se caractérisent pas seulement par des traits qui témoignent de la force, de l’adresse, de certaines aptitudes avantageuses pour elles ; elles se distinguent aussi, comme les œuvres de l’art humain, par des traits qui ne parlent qu’à notre esthétique instinctive. On n’aperçoit point l’emploi, l’usage de mille détails charmans, de tant de caprices infinis de la forme et de la couleur qu’on découvre au monde des fleurs, des oiseaux, des insectes. À quoi servent, dans la lutte des espèces, tant de grâces sans rapport avec l’accomplissement des fonctions de la vie ? Dans un chapitre où abondent les plus fines observations, le duc d’Argyle étudie le vol des oiseaux : il ne regarde là qu’à l’utile, il fait ressortir l’admirable corrélation entre les moyens et le but, entre l’organe et la fonction. Ailleurs il décrit le luxe de montre, le luxe inutile du plumage des colibris. Un ornithologiste, M. Gould, qui a particulièrement étudié ce groupe d’oiseaux, y compte quatre cent trente espèces, et il en reste encore beaucoup à découvrir dans l’Amérique centrale. Ces petits êtres se classent non-seulement par les caractères des organes, du bec, des ailes, mais encore par le coloris. La fantaisie créatrice semble s’être complu à les orner de toutes façons ; elle s’est exercée tantôt sur la tête, qu’elle couronne d’aigrettes, tantôt sur la gorge, qu’elle ceint de colliers, tantôt sur la queue, où se détachent des plumes de toute longueur. Comme un lapidaire, elle a semé sur leurs ailes frissonnantes le rubis, la topaze, l’émeraude et le saphir. Comment le principe de l’élection naturelle expliquera-t-il cette richesse inouie de tons, ces irisations prodigieuses ? Dans le règne animal, on découvre encore une sorte d’utilité indirecte à la pure beauté, en ce qu’elle peut servir à stimuler l’ardeur des sexes différens et contribuer ainsi à la perpétuité de la vie ; mais en quoi la beauté peut-elle influer sur les froides amours du règne végétal ? Les étamines, les pistils, sont prisonniers et ne peuvent se chercher ; le vent, les insectes, portent au hasard le pollen fécondant. Pourtant la nature a logé les organes de la reproduction végétale au sein de ses