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DARWIN ET SES CRITIQUES.

métaphysique toutes les fois qu’elle parle des homologies animales ou végétales, et cherche des correspondances qui sont non point fonctionnelles, mais rationnelles ; elle l’est encore, quand elle parle des organes rudimentaires, organes sans emploi, simples témoins de la fidélité de la nature à certains types absolus. La théorie de Darwin n’exclut point la finalité de la nature ; bien plus, elle donne à cette finalité un sens beaucoup plus profond que certaines doctrines qui ne regardent qu’aux apparences. Si l’on admet que toute forme organique ait été créée directement, elle doit contenir en soi tout ce qui lui est nécessaire et rien que ce qui lui est nécessaire. Dès lors comment expliquer par exemple que les mammifères du sexe masculin aient les rudimens de mamelles inutiles, que certains oiseaux aient des ailes sans pouvoir voler, que l’appareil floral chez certains végétaux soit construit de façon à rendre la fécondation particulièrement difficile. Toutes ces singularités qui déroutent les partisans des causes finales, telles qu’autrefois les comprenait une philosophie trop ignorante, ne sont point faites pour embarrasser les partisans de l’évolution organique. Ces défectuosités, qui sont l’héritage du passé, sont enveloppées dans une finalité plus haute que celle qui s’applique seulement aux individus. Toutes les anomalies rentrent dans une loi générale. Ce qui aujourd’hui ne sert plus a servi autrefois : les caractères qui naguère profitaient à l’organisme ne sont point supprimés d’un coup, ils ne s’altèrent que par degrés et résistent longtemps aux influences qui les condamnent à l’inertie. L’individu, l’espèce, le genre, la famille, sont comme autant de cercles de plus en plus étendus : la doctrine des causes finales se heurte à d’insurmontables difficultés quand elle s’épuise en quelque sorte sur l’espèce : elle ne trouve son sens véritable qu’en l’appliquant à l’œuvre entière de la création.

Il n’y a en vérité aucun lien forcé entre la théorie de Darwin et un matérialisme qui regarderait l’histoire du monde vivant comme une succession anarchique de causes et d’effets, sans choix, sans direction, sans but. On peut épouser les idées du naturaliste anglais sans renoncer à reconnaître une fin dans la nature, un progrès dans la création. Darwin ne cherche en somme à éclaircir que la façon dont se propagent les variations ; il n’en étudie ni la genèse, ni l’ordre chronologique, ni les rapports mutuels. Pourtant, quand il parle de corrélation organique, n’avoue-t-il pas implicitement que toutes les variations qui impriment à la vie des caractères changeans sont reliées par une loi supérieure ? Il est incontestable que, dans l’exécution de ce grand dessein, l’élection naturelle, c’est-à-dire l’élimination des faibles par les forts, joue un grand rôle, peut-être un rôle prépondérant. On peut toutefois se demander si cette lutte