vent dans les terrains siluriens aux formes si riches et si variées des êtres qui vivent aujourd’hui ? Y a-t-il un sens, un dessein, dans ce long drame qui a eu des myriades d’acteurs ? Faut-il chercher une pensée, une unité secrète dans cet interminable devenir ? La loi qui de ses mains toutes-puissantes et cachées pétrit éternellement les élémens de la vie est-elle le ministre d’une pensée divine ? ou ne faut-il voir en ces perpétuels changemens qu’une suite de hasards et d’aveugles fatalités ? C’est ici qu’une doctrine que des esprits alarmés confondent avec un matérialisme grossier peut s’élever au contraire d’un coup d’aile aux hauteurs les plus élevées du spiritualisme. Les choses visibles passent, les invisibles demeurent. Les choses visibles, ce sont les corps, les individus, les variétés, les espèces, les genres, les familles ; les choses invisibles, ce sont ces types immortels auxquels s’attache la divine esthétique de la création.
Je discutais un jour, qu’on me pardonne ce souvenir personnel, avec Agassiz cette grande question. Il défendait avec une éloquente chaleur le dogme de l’immutabilité des espèces : il accumulait les argumens paléontologiques, zoologiques, géologiques, lorsque, prenant tout d’un coup un accent plus ému : « Les espèces, me dit-il, sont pour moi les caractères d’un alphabet incompréhensible. Les efforts du génie littéraire, les inspirations de la poésie, sont-ils gênés par la fixité des caractères dont se composent les mots ? Avec quelques lettres, toujours les mêmes, l’homme réussit à rendre toutes ses pensées. Nous ne comprenons point cette langue supérieure que parle la création visible ; mais tenez pour certain que les espèces ne sont pas autre chose que les caractères de cette langue. Les lettres sont inaltérables, le discours est toujours nouveau. » Je fus très frappé de cette comparaison ; mais les découvertes mêmes d’Agassiz peuvent fournir des argumens à ceux qui soutiennent que les espèces ne sont point absolument indépendantes les unes des autres et se rattachent par une filiation secrète. Agassiz a montré que les poissons du temps dévonien[1] ont les formes et la structure des embryons de nos poissons actuels ; il semble donc que la succession des formes organiques dans une même classe, dans une famille, dans un genre, soit une sorte de longue embryogénie. Dès lors comment se refuser à regarder les espèces comme solidaires ? Les êtres vivans ne sont pas seulement semblables aux caractères jetés sur une planche d’imprimerie ; la rigidité des symboles dont se composent les mots des langues humaines est non pas une per-
- ↑ Les terrains dévoniens sont ceux dont le dépôt a immédiatement précédé la formation des terrains houillers.