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tion des formes, mais elle n’explique point comment cette modification se produit.

Cette objection méritait d’être posée ; voici toutefois ce qu’on peut répondre. Sans doute, pour établir une théorie complète de l’origine des espèces, Darwin aurait dû remonter à l’origine de toute variation et la chercher dans les lois mêmes de l’organisation. Il ne l’a point fait, et cette tâche, il faut le reconnaître, est plutôt dévolue aux physiologistes qu’aux naturalistes. Habitués à scruter les fragiles édifices des tissus, à suivre les délicates métamorphoses des élémens anatomiques, les physiologistes ne sauraient attribuer à la forme, à la structure des êtres vivans une inflexible rigidité. Ceux qui se demandent comment l’espèce peut varier oublient trop que l’individu lui-même varie sans cesse : depuis la naissance jusqu’à la mort, l’animal n’est pas deux années, deux jours, deux heures durant absolument le même. La molécule vivante, ce petit édifice complexe que nous appelons l’élément anatomique, n’est pas un corps inaltérable ; il a sa naissance, sa croissance, son histoire, ses phases de dépérissement. Les globules rouges ou blancs du sang ne sont point identiques chez l’enfant, chez l’adulte, chez le vieillard. L’individu se modifie sans cesse, première cause de variation dans les organismes. Il y en a une seconde, la différence des deux sexes. L’homme, ce n’est pas seulement Adam, c’est Adam et Ève. La science ne peut discerner nettement ce qui appartient dans un être nouveau à l’élément mâle et à l’élément femelle ; mais l’expérience la plus vulgaire permet de reconnaître que l’hérédité ne puise pas tous ses traits d’un seul côté, qu’elle combine, mélange en toutes proportions les caractères des aïeux. On peut soutenir, il est vrai, que ces fusions, ces échanges, doivent contribuer à ramener à une sorte de moyenne les modifications : c’est là, suivant nous, une vue trop étroite des choses, et il peut se présenter des circonstances où les effets de l’hérédité deviennent au contraire cumulatifs et servent à fixer des traits d’abord éphémères. Deux forces peuvent s’ajouter aussi bien que se retrancher : si deux parens possèdent la même particularité, il y a chance pour qu’elle soit encore plus marquée dans leur progéniture. Loin donc de s’étonner qu’il surgisse des variations dans la nature organique, on devrait peut-être s’émerveiller de voir qu’elle reste si servilement fidèle à ses desseins, et jette les êtres dans des moules si uniformes. La variation n’est point hasard, exception ; elle est plutôt la règle.

Mais, dira-t-on, qu’est-ce que cette métamorphose dont les phases se comptent par millions d’années et qui a fait passer l’animalité des formes dégradées dont quelques rudimens se retrou-