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delé par la main invisible de la nature, il est toujours ancien et toujours nouveau. Cette doctrine a cependant soulevé chez les philosophes des objections que nous allons d’abord présenter. M. Paul Janet, dans ses études sur le Matérialisme contemporain, n’a point négligé de la discuter et l’a considérée dans ses traits généraux et ses tendances. Elle a été critiquée aussi dans un livre récemment paru en Angleterre sous ce titre un peu énigmatique : le Règne de la Loi. Le duc d’Argyle, qui en est l’auteur, est un de ces hommes d’état, dont le type n’est point rare dans son pays, qui consacrent à la culture des lettres les loisirs que leur laisse la politique. Le Règne de la Loi est une œuvre singulière, où les observations du naturaliste, très fines quelquefois et décrites avec beaucoup de charme, se mêlent aux plus hautes considérations philosophiques et même religieuses. On y sent partout les préoccupations d’un esprit qui voudrait ramener toutes choses, les phénomènes spirituels comme les phénomènes matériels, à certaines lois invariables que l’âme puisse considérer comme les desseins éternels de Dieu.

L’objection d’ensemble qu’on peut élever contre la théorie de Darwin, c’est qu’elle abolit l’idée de la création : elle donne tout au moins à la nature les moyens de faire sortir les espèces les unes des autres, et exclut par conséquent les interventions directes, répétées, miraculeuses et personnelles d’une puissance créatrice. Il est bien vrai que, même en l’adoptant, il reste à expliquer l’apparition des premières formes organiques, des types primordiaux d’où par une lente évolution sont sortis tous les êtres. Si leur genèse avait été spontanée, s’il y avait au sein de la nature inorganique des forces endormies qui à une certaine heure, en certaines circonstances, puissent créer une plante, un animal, comme nous voyons se former un cristal en vertu de certaines affinités chimiques, le miracle disparaîtrait entièrement de la création ; mais une science sévère repousse encore la doctrine de la génération spontanée, et rien n’autorise à admettre que les premiers êtres vivans soient sortis de l’inertie inorganique par l’action des forces qui nous sont connues. M. de Candolle, le savant botaniste de Genève, esprit prudent et presque timide qui s’est laissé pourtant entraîner aux idées de Darwin, l’a dit avec raison : « la probabilité de la théorie de l’évolution devrait frapper surtout les hommes qui ne croient pas à la génération spontanée. »

Qui ne voit pourtant que, si le fil de la création reste suspendu dans la théorie de Darwin à quelque chose d’inconnu, il reste du moins solide et entier dans toute la longueur, tandis que dans la théorie de la création discontinue il se rompt en une multitude de parties ? D’un côté, il y a un seul mystère, un seul miracle, si l’on