Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/141

Cette page a été validée par deux contributeurs.
135
DARWIN ET SES CRITIQUES.

que leur être entier subisse une façon de métamorphose ; mais la profonde unité de la vie suffit à mettre tous les organismes en harmonie. Cuvier avait déjà signalé la corrélation des organes. C’est en se fondant sur les inductions qu’elle fournit qu’il a opéré la reconstruction de tant de types aujourd’hui perdus. La corrélation n’existe pas seulement dans les espèces à l’état de repos, elle persévère quand l’espèce s’ébranle et se modifie ; elle devient alors ce que Darwin a nommé la corrélation de croissance.

Dans la vie des individus, on observe des coïncidences, des rapports souvent mystérieux entre le développement des fonctions et la structure d’organes ou de tissus qui souvent n’ont avec ces fonctions aucune connexion visible. C’est ainsi que la puberté va avec un changement du larynx et de la voix, avec un développement nouveau du tissu pileux. La corrélation de croissance soumet le développement des espèces à des règles semblables. Les moules organiques ne peuvent se déformer sur un point sans que des inflexions se produisent partout. Le principe de la corrélation vient ainsi en aide à la concurrence vitale pour expliquer la création des espèces nouvelles. Darwin l’utilise pour rendre compte de variations que rien ne rattache visiblement à la défense, à la conservation, à la propagation des êtres. La genèse d’une espèce suppose en somme dans cette théorie tout un enchevêtrement, une série de phénomènes. L’apparition d’un caractère nouveau chez un individu, la transmission héréditaire dans une famille, la fixation dans une race de cette particularité, le développement graduel de caractères divers liés à la variation primordiale par la corrélation de croissance, le triomphe de la race nouvelle sur les rivales qui lui disputent l’empire, telles sont les phases successives que présente la création d’une espèce. Dans cette théorie, il n’y a point en réalité d’abîme profond entre l’espèce et la variété ; celle-ci n’est qu’une espèce en cours de développement. Que faut-il à la nature pour renouveler entièrement la face de la terre ? Elle n’a besoin que du temps, qui n’a point de limites. La sélection que les éleveurs opèrent artificiellement produit sous nos propres yeux des merveilles ; mais combien ces métamorphoses sont insignifiantes auprès des œuvres de la sélection naturelle, qui n’a point de trêve, qui sans cesse élimine du monde organique les formes vieillies, qui n’agit pas seulement sur quelques caractères visibles et superficiels, mais qui descend aux profondeurs les plus secrètes de la vie !

Les adversaires mêmes de cette théorie ne sauraient nier qu’elle ait une simplicité, une ampleur saisissantes. La faune terrestre y apparaît comme une sorte de grand corps vivant qui rejette des molécules usées pour se rajeunir perpétuellement. Sans cesse mo-