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petit à petit disparaîtront autour des nouveaux privilégiés de la nature les familles moins favorisées. Il faut bien comprendre ce que Darwin entend par le combat vital. « Nous voyons, écrit-il, la nature étincelante de beauté, et nous y apercevons en abondance tout ce qui peut servir à nourrir les êtres ; mais nous ne voyons pas ou nous oublions que les oiseaux qui chantent paresseusement autour de nous vivent surtout d’insectes et d’oiseaux, et sont ainsi toujours occupés à détruire. Nous oublions que ces chanteurs, que leurs œufs, que leurs nids, sont détruits par des oiseaux ou des bêtes de proie ; nous ne nous souvenons pas que la nourriture, qui est aujourd’hui abondante, ne l’est pas dans toutes les saisons. Quand on dit que les êtres luttent pour vivre, il faut entendre ce mot dans le sens le plus large et le plus métaphorique, il faut y comprendre les dépendances mutuelles des êtres et, ce qui est encore plus important, les difficultés qui s’opposent à leur propagation. Dans un temps de famine, on peut dire que deux carnassiers sont en lutte pour trouver de quoi soutenir leur existence ; on peut dire aussi que la plante jetée sur la marge du désert lutte pour vivre contre la sécheresse. Un arbuste qui donne annuellement un millier de graines lutte en réalité contre les plantes de même espèce ou d’espèces différentes qui déjà couvrent le sol. » On a vu s’introduire depuis un siècle dans l’élève des animaux une pratique qui porte le nom de sélection. L’éleveur surprend dans un individu un caractère spécial, il le suit dans une famille, il choisit avec soin les reproducteurs qui peuvent le transmettre, et obtient ainsi par de longs et patiens efforts une variété nouvelle, une race. La nature inconsciente ne fait pas autre chose, suivant Darwin : dans ses opérations, la volonté humaine se trouve remplacée par la nécessité. L’homme fait des races artificielles, la vie crée des races naturelles. Elle exclut impitoyablement tout ce qui est faible, impuissant, morbide ; elle laisse l’empire aux plus prompts, aux plus forts, aux plus résistans. La variété, assurant de mieux en mieux sa prééminence, s’élève bientôt au rang et à la dignité de l’espèce, comme l’ébauche devient tableau. La nouvelle espèce régnera longtemps sans partage, parce qu’elle est en complète harmonie avec le milieu physique et le milieu organique ; mais que ces milieux viennent à changer, et les variations où toujours s’essaie la force créatrice se fixeront bientôt sur des races nouvelles qui à leur tour détrôneront les espèces dont le règne est fini. Il y a pourtant, Darwin l’a bien senti, quelque chose de trop simple, de trop nu dans une théorie qui ne rattache la création d’une espèce nouvelle qu’à l’apparition d’un caractère organique isolé. Si les espèces se transforment, ce n’est point par la simple juxtaposition d’un trait nouveau ; il faut