Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 74.djvu/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de cet accident n’ont point oublié l’effroi dont Paris et la France entière furent saisis. Les recettes des chemins de fer baissèrent immédiatement ; la ligne de la rive gauche fut littéralement abandonnée, et il fallut bien longtemps pour refaire une éducation qui commençait à peine. L’épouvante fut telle, on envisageait les locomotives comme des instrument si particulièrement dangereux, si difficilement gouvernables, qu’il fut très sérieusement question, pour les chemins de Paris à Rouen et de Paris à Orléans, qui devaient être prochainement inaugurés, de remplacer la traction mécanique par des attelages de chevaux. Cette terreur se calma peu à peu, et les chiffres que j’ai cités prouvent que le public, plus sage, s’est accoutumé aux voies ferrées et s’est familiarisé avec ce genre de locomotion. Il peut paraître paradoxal de soutenir que les diligences étaient un moyen de transport plus périlleux que les chemins de fer ; rien cependant n’est plus vrai. De 1846 à 1855, les diligences ont donné 1 tué sur 355,463 voyageurs et 1 blessé sur 29,871 ; de 1837 à 1855, c’est-à-dire dans une période double, les chemins de fer donnent 1 tué sur 1,955,555 voyageurs et 1 blessé sur 496,551. La différence est notable, et mérite d’autant plus d’être remarquée qu’elle est prise dans l’époque la plus défavorable de l’exploitation des rail-ways, dans l’époque des essais, des tâtonnemens, des écoles, dans l’époque qui a vu se produire l’accident de Bellevue, dont je viens de parler, et celui de Fampoux, qui coûta la vie à quatorze personnes. La proportion est de plus en plus rassurante ; en effet l’Exposé de la situation de l’empire de 1866 constate que dans l’année précédente, sur 71 millions de voyageurs, 5 seulement ont péri par suite d’accidens ; c’est moins d’un pour 15 millions[1].

Le malheur arrivé à Bellevue a été du moins une leçon effrayante dont on a profité. Les locomotives ont aujourd’hui six roues au moins, et à chaque station où il y a un arrêt de cinq minutes et plus, un employé spécial frappe les essieux de la locomotive et de tous les wagons pour s’assurer qu’ils sont en bon état. Si l’un d’eux sonne faux et indique une simple fêlure, la voiture dont il fait partie est immédiatement retirée du train, remplacée par une autre et envoyée au dépôt pour être réparée. Chaque jour, depuis cette époque déjà lointaine, a consacré un progrès dans l’art

  1. Voici une statistique instructive, car elle est empruntée aux Américains, qui, on le sait, ne pèchent pas par excès de prudence dans l’exploitation de leurs voies ferrées. Pendant les années 1863, 1864, 1865 et 1866, la circulation sur les chemins de fer a été de 400 millions de voyageurs ; sur ce nombre, on compte, tués par accident que le voyageur ne pouvait éviter, 1 sur 4,900,285 ; tués par imprudence personnelle, 1 sur 4,304,888 ; blessés par accident que le voyageur ne pouvait éviter, 1 sur 319,948 ; blessés par imprudence personnelle, 1 sur 634,817.